On avait quatre jours. Quatre jours de vacances, coincés entre des semaines noyées de travail, d'échéances à tenir et de réunions à suivre. J'ai dit à O. qui ne pense jamais à regarder le calendrier : "Partons". Partons loin. Je voulais sentir le vent dans mes cheveux, râler d'être toute décoiffée et écouter les vagues se heurter aux rochers. Mais les jours ont passé et nous n'avons pas pris le temps de chercher une chambre d'hôte romantique et, lorsque nous avons enfin appelé ici et là pour réserver, tout était déjà complet. Je me suis dit, Tant pis, et si on retournait à l'auberge de jeunesse de Cancale, comme il y a quatre ans ? Là bas, dans le pays aux huîtres, là où les pins bretons ont immanquablement un petit air méridional, exactement comme il y a six ans. Ce n'était pas prémédité, pas cherché, pas voulu. Je voulais juste partir avec lui pendant ces quatre jours, au bord de la mer. O. a dit, Oui, pourquoi pas, bien sûr. J'ai appelé l'auberge et une voix au téléphone m'a dit qu'il n'y avait pas de problème, qu'ils avaient de nombreuses chambres libres. J'ai réservé pour une nuit. Mais j'ai rappelé une heure plus tard et j'ai réservé une deuxième nuit, me disant qu'on pourrait sûrement dormir également là-bas le troisième soir.
On a pris la voiture le samedi matin et on a roulé. Il n'y avait pas besoin de chercher l'itinéraire sur Mappy, on savait déjà quelle route prendre. Lorsqu'on est arrivé sur la côte normande, c'était l'heure de déjeuner. Je voulais pique-niquer sur la plage, mais il pleuvait. Le jambon et le camembert sont restés dans le sac et nous sommes entrés dans un petit restaurant de Houlgate pour manger des moules-frites. J'ai dit à O., Mais si, tu te souviens, à Cabourg, nous y sommes déjà allés ! Un jour, on avait pris un thé au casino et une autre année on avait mangé sur la plage, sous le vent, avec H. Cette année, je ne voulais pas encore retourner à Cabourg, alors on s'est arrêté dans la ville d'à côté. Mais derrière la vitrine du restaurant, sous les gouttes de pluie, le bord de mer ressemblait étrangement à tous les bords de mer alentours.
Nous avons repris la voiture et nous avons roulé sous la pluie. Lorsque nous sommes entrés dans Cancale, nous avons immédiatement reconnu la petite route sur laquelle il fallait tourner. A l'accueil de l'auberge, le jeune homme a demandé, Vous êtes déjà venus ? O. a répondu, Oui, bien sûr, on connaît. Dans la petite chambre, nous avons rapproché les deux lits jumeaux, noué savamment les draps trop petits et poussé le chauffage à fond. J'ai dit, La chambre ne donne pas sur le Mont Saint-Michel, comme la dernière fois. De toute façon, il faisait déjà nuit.
Le lendemain, sous un soleil très timide, nous avons suivi la promenade du clair de lune, à Dinard. J'ai reconnu le panneau "Nageurs danger !", croisé quatre ans plus tôt. O. ne s'en souvenait pas. J'ai dit, Mais si. Je me souvenais d'avoir mis cette photo sur mon site, mais je ne me rappelais plus du texte que j'y avais associé. Le temps passe. Les souvenirs anodins restent gravés, alors que d'autres s'effacent, glissant dans l'oubli. Sous quelle logique la mémoire joue-t-elle avec nos images du passé ?
Puis nous avons repris la voiture et traversé la baie. Sur Saint-Malo, le soleil s'était levé. Nous avons longé les remparts et retrouvé facilement le restaurant dans lequel nous avions dévoré un plateau de fruits de mer la dernière fois. Quand était-ce ? Il y a deux ans, trois ans ? Je ne sais plus. Encore une fois, tout s'embrouille. Ma boite à mémoire me joue de vilains tours. Ce dont je me souviens, c'est que nous étions également dans la salle à l'étage et nous avions aussi attendu longtemps avant que le serveur nous donne un rince-doigts.
Après le repas, nous avons marché le long de la mer, dans la foule des Parisiens en vacances. Une mouette voletait au-dessous de nous, nous narguant du haut de sa liberté. O. s'est penché sur le mur du rempart, a calé l'appareil photo vers le ciel et a immortalisé le mouvement de la mouette dans le bleu de l'horizon. Ce n'était pas le même appareil photo : il y a six ans, O. avait son gros reflex argentique et des pellicules noir et blanc, aujourd'hui il avait l'appareil numérique de mon père. Mais j'ai reconnu sa posture − la force de son regard arrêtant l'instant, les doigts crispés sur le déclencheur. Il avait la même, lorsque je le connaissais à peine, il y a six ans, sur cette côte bretonne.
Nous sommes rentrés tôt à l'auberge, mais il faisait nuit depuis longtemps. Dans la petite cuisine, nous avons improvisé des crêpes. A midi, j'avais piqué du beurre au restaurant, pour le mettre au fond de la poêle, pour ne pas qu'elle colle comme la dernière fois avec H. A côté de nous, un couple mangeant un plat tout fait réchauffé au micro-ondes nous regardait avec envie. En remontant dans la chambre, j'ai dit à O., T'as vu, tout le monde est jaloux de nos crêpes. Il a dit, Bien sûr, c'est toi qui as le mieux mangé de toute l'auberge ! Bien entendu, dans la cuisine, c'est O. qui avait cuisiné, et moi je l'avais regardé, coupant le fromage à glisser dans la crêpe encore chaude. Exactement comme il y six ans, comme il y a quatre ans.
Le lendemain, nous avons emprunté le chemin des douaniers. Malgré le gris du ciel, la mer avait toujours ces fantastiques tons émeraude qui m'avaient tant fasciné la première fois. Nous avons marché sous les pins, nous sommes descendus sur la plage chercher des coquillages et nous avons fait le tour de la pointe du Groin. Comme la fois d'avant. C'était le 10 novembre. Derrière un rocher, face à la mer, je me suis accrochée aux bras d'O. A son oreille, j'ai chuchoté, Tu te souviens de ce qui s'est passé un 10 novembre ? deux choses, une chose bien, une chose triste. O. n'a jamais su se souvenir des dates. Il s'est malgré tout souvenu du 10 novembre 2004 et m'a embrassé. Mais il n'a pas voulu se souvenir du 10 novembre 2006. Le passé, parfois, fait mal, même lorsque les souvenirs l'ont rendu poussiéreux.
Le dernier jour, nous sommes descendus à Dinan. L'auberge était déserte, d'une propreté douteuse. Je me se suis rappelée que c'est là que nous avions dormi la première fois, avec H. Nous avions cuisiné des moules au cidre, envahissant la cuisine. O. a dit, un peu triste, C'est la dernière fois qu'on vient ici. J'ai demandé, Pourquoi. Il m'a répondu que nous n'avions atterri ici que parce que toutes les chambres d'hôte étaient complètes et que si on avait eu à choisir, on aurait choisi le confort que donne l'argent.
Sur le chemin du retour, je me suis dit que cette Bretagne 2008 avait été bien sympa, malgré le froid et la pluie. Mais je me suis dit aussi que l'année prochaine, peut-être, nous ne retournerions pas en Bretagne, pour une fois. Que nous irions voir une autre mer, un autre paysage. Je n'aime pas regarder vers le passé, je n'aime pas la nostalgie et la gravité des anniversaires. L'année prochaine, sûrement, nous nous construirons de nouveaux souvenirs. Des souvenirs inédits. J'ai toujours préféré l'avenir à écrire plutôt que le passé à entasser.
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