Le joli vague à l'âme
Le temps passe. Le premier mois de la nouvelle année s'achève déjà. Je n'ai réussi à ne dérober à ces jours passés aucune minute, aucune heure pour venir écrire ici et souhaiter − à ceux qui, peut-être, me lisent encore − une excellente année 2010. Aujourd'hui, enfin, j'ouvre une nouvelle page des Regards. Mais je n'arrive pas à écrire. Les mots ne viennent pas, mes doigts sont hésitants. La timidité peut-être, après un si long silence. Ou bien le découragement : par où recommencer à se dire quand on s'est tu si longtemps ?
De 2009, je ne ferai pas de bilans. Les bilans, trop souvent, ne sont là que pour pointer avec amertume les manquements. Pour 2010, je ne ferai pas de promesses. Les promesses ont trop vite faites de se transformer en pensum lourds et insipides lorsque, douze mois plus tard, arrive l'heure des bilans. En revanche, j'ai formé des espoirs. Des espoirs doux et chauds, que j'ai fait naître au fond de mon coeur. Mais je préfère les garder pour moi, dans les secrets que je laisse fleurir au fond de mon jardin intime. Révélées au grand jour, j'aurais trop peur que mes espérances ne puissent plus se réaliser. Comme pour les voeux soufflés sur les bougies des gâteaux d'anniversaire, chut, il ne faut rien en dire. Fermer les yeux et formuler le voeu dans son esprit. Motus et bouche cousue. C'est mon secret − mon secret rien qu'à moi.
Voilà des semaines que j'ai vaincu mon Monstre et que je ne l'ai pu revu pointer le bout de son nez. Je veux croire que c'est de l'histoire ancienne. A la place, je surprends à la fleur de ma peau une douce mélancolie. Pas une lourde angoisse qui affame, comme celle du Monstre. Mais un léger vague à l'âme qui joue à dessiner dans mon ciel des dégradés doucement grisés. Ce n'est pas invivable, pas insupportable, pas insoutenable. C'est juste un petit peu gênant − comme une minuscule ampoule qui pointe sur un doigt de pieds dans de nouvelles chaussures : cela n'empêche pas d'avancer. Mon gentil vague à l'âme me chantonne un petit air d'insatisfaction. Il répète : "tu y es presque, mais... mais... mais..." Ce "mais" est agaçant. Il révèle une limitation, une imperfection. Je voudrais plus, mais il y a cet adverbe d'opposition qui m'empêche. Je me voudrais grande, mais il y a l'adverbe du vague à l'âme qui rappelle que je vois si souvent ma vie en petit.
Pourtant, certains jours, mon vague à l'âme parle si doucement que je ne l'entends pas. Mes journées sont si chargées, j'ai tant de travail depuis ces dernières semaines ! Je passe mes jours à courir − écrire des mails, répondre au téléphone, corriger des épreuves, relire des manuscrits, écouter des gens râler, régler les problèmes... Depuis décembre, c'est la saison de production intensive au bureau. Pas le temps de souffler, il faut travailler vite. Du coup, je n'ai plus vraiment le temps non plus d'écouter mon vague à l'âme. Tant mieux, en un sens : peut-être est-ce pour cela qu'il est si léger, vu que je ne le lui laisse plus l'occasion de s'accrocher à moi. Mais les heures stressées, les jours débordés, les semaines fatiguées creusent en même temps un peu plus dans mon âme et je termine la semaine en soufflant si fort que je manque me dégonfler.
J'aimerais avoir du temps. Du temps pour écrire, lire et rêver. Du temps pour poursuivre des projets et me laisser poursuivre par eux. Du temps pour laisser place aux idées. Du temps pour faire et, en faisant, revoir peut-être naître la confiance en moi. Voilà des semaines que mes projets d'écriture sont proches du néant. Dans ma boîte à mails, je ne reçois que des refus d'éditeurs et dans ma boîte aux lettres j'attends encore les vagues contrats promis. Je me mets à douter, à me répéter "c'est vain tout ça" et à dire, sans y croire, que je ferais mieux de passer à autre chose. Je n'écris plus, et ça me manque - terriblement. Et lorsque j'ose de nouveau écrire − gribouiller un brouillon, esquisser une petite idée − je n'aime tellement pas ce qui naît sous ma plume, que j'ai envie de tout barrer. Paradoxes.
De là vient mon léger vague à l'âme : de cette difficulté à être tout à fait celle que je voudrais être. Je ne suis pas tout à fait moi-même. Pas tout à fait, ce n'est pas beaucoup. C'est presque rien - un poil, une pichenette, un iota. Mais quand même, ce "pas tout à fait" moi me vole un petit bout de ma sérénité et, même si mon vague à l'âme sait être doux, j'aimerais bien qu'il s'envole très loin d'ici. Je repense à mes vingt ans lorsque je lisais le danois Søren Kierkegaard en cours de philosophie, et je me dis que finalement, en 2010, je n'en ai peut-être pas tout à fait fini avec la conquête de moi-même.
Photo prise en vélo en août 2009 à Copenhague"[...] le moi de l'homme : c'est un rapport qui se rapporte à lui-même et, ce faisant, à un autre. De là vient qu'il y a deux formes du véritable désespoir. Si notre moi s'était posé lui-m^me, il n'en existerait qu'une : ne pas vouloir être soi-même, vouloir se débarrasser de son moi, et il ne saurait s'agir de cette autre : la volonté désespérée d'être soi-même. Ce qu'en effet cette formule traduit, c'est la dépendance de l'ensemble du rapport, qui est le moi, c'est-à-dire l'incapacité du moi d'atteindre par ses seules forces à l'équilibre et au repos [...]
Kierkegaard, Traité du désespoir (Gallimard, Folio Essais, page 62)