Impression de m'être faite avoir. Voilà la conviction que j'ai depuis quelques semaines, presque chaque matin en me levant. Le coupable, ce n'est pas quelqu'un en particulier. Ce serait bien plus facile pourtant si je pouvais m'en prendre à une personne, la traiter de tous les noms et rejeter sur elle toutes les fautes imaginables. Non, là, le responsable de ce sentiment énervant, c'est simplement la vie. La vie avec son lot de monotonie et de répétitions. La vie qui, chaque jour, ressemble à son hier et à son demain. La vie des gens responsables - des gens adultes, quoi.Le plus agaçant, c'est que je la voulais, cette vie. Je voulais d'un boulot qui me plaît, qui m'occupe toute entière et dans lequel je me sente vraiment impliquée. J'ai plaqué une partie de mon passé pour avoir cette vie là. Alors, ai-je le droit de me plaindre ?
Mais qu'on n'aille pas s'y méprendre, je n'ai pas le sentiment d'être déçue. Non, je ne m'attendais pas à quelque chose de plus palpitant ou de plus enthousiasmant. J'avais besoin de nouveautés, de découvertes, de changements, et j'ai eu tout cela. En cela, j'ai été gâtée. Mais par ailleurs, la vie d'adulte m'a rattrapée.
La vie d'adulte, c'est se lever le matin, toujours trop tôt, tirée par les infos à la radio. C'est s'entasser dans le métro, coincée entre l'attaché-case d'un homme d'affaires et le Femme actuelle d'une fille trop maquillée. C'est arriver au boulot, appuyer toujours sur le même bouton d'ascenseur, allumer l'ordinateur et rester enfermée entre les mêmes quatre murs durant 8 heures d'affilée. C'est, la nuit tombée, reprendre le métro pour s'y entasser entre un mendiant en manque d'amour et deux touristes américains à la recherche de la Tour Eiffel. C'est retrouver un chat affamé, en colère d'avoir été si longtemps tout seul. C'est fouiller au fond du frigo pour y dégotter de quoi faire un repas. C'est manger devant le film du soir déjà commencé, avant de faire la vaisselle. Et puis, c'est se coucher. Se coucher en soupirant parce qu'on est trop crevé pour lire, pour écrire, pour rêver. C'est s'endormir, tout de suite, comme une masse, en espérant que demain, voire après-demain, enfin, on aura le temps de lire, écrire, rêver.
C'est ça la vie d'adulte pour moi. Et c'est ça qui, ces derniers temps, m'a rendue tendue et oppressée. Car cette vie-là, c'est comme une vie en suspens. Une vie en attente. En attente du week-end. En attente des vacances. En attente d'on ne sait plus quoi - de simplement commencer à vivre peut-être. Le pire, c'est que O., lui aussi, s'est fait avoir par la vie d'adulte. Il porte des chemises à manches longues pour aller au travail et le week-end, il me traîne chez Auchan. Parfois, je me dis que même si on vit ensemble, on se voit moins que lorsqu'on habitait à cent kilomètres l'un de l'autre.
Je déteste la vie d'adulte pour toutes ces raisons. Parce qu'elle s'immisce dans les rêves et qu'elle coupe tout ce qui dépasse. Parce qu'elle parle au futur proche à coup de timing et de planning à respecter. Parce qu'elle ne pense qu'au travail et aux sous. Parce qu'elle oublie que vivre vraiment, c'est perdre son temps et non pas tout faire pour le gagner.
Heureusement, dans les rites de la vie d'adulte il y a les week-end prolongés. Le lundi de Pâques, on ne travaille pas. C'est écrit sur le calendrier. Alors, trois jours durant, on peut oublier d'être des grandes personnes. Samedi dernier, on est parti vers la mer, l'Evamobile harnachée de nos vieux vélos. Un petit week-end en Normandie. Juste pour pouvoir se retrouver, en oubliant de penser à toutes ces choses futiles qui prennent trop de place. Des petites routes de campagne toutes en bosses, quelques rayons de soleil, le vent frais des plages de galets, de bonnes crêpes de sarrasins fourrés aux produits du terroir... Quelques jours en Normandie et, voilà, en partant, on se retrouve. C'est comme une équation magique. Et à peine de retour, on pense déjà au prochain week-end. Bientôt, enfin, aurai-je à nouveau le temps de lire, écrire, rêver... et aimer ? Redevenir enfant, pour mieux être grand.