Les mots cadeaux
Nous sommes dans le TGV, de retour de Marseille. Derrière moi, un bébé couine ; devant moi, une main d'homme tient L'équipe. Trois jours passés sous la pluie. Une pluie lourde qui n'a cessé de tomber en grosses gouttes sur le toit de la voiture ou par-dessus le balcon de l'appartement et de ruisseler en torrent dans les rues de la ville. « Excusez-nous pour ce temps pourri », s'exclame Ju., la sœur d'O., devant le parvis de la gare Saint-Charles. Je souris. « Voyons, vous n'y êtes pour rien ! » En faisant signe de la main, j'ajoute « On se revoit la prochaine fois à Noël ! ». Je m'imagine avec un ventre immense et je me dis que cette fois-ci, ce seront Ju. et son mari qui dormiront chez nous, dans la chambre du bébé au papier peint tout neuf, dans laquelle sera peut-être déjà monté le berceau.
Le temps passe vite, si vite. Sur mon vieil appareil, j'ai pris des photos pas terribles. Des photos souvenirs, juste pour me rappeler ces trois jours d'automne à Marseille. Les pyramides de poubelles sur les trottoirs boudés par les éboueurs grévistes et Ju. et son amoureux sous le même parapluie rose. Les années se superposent dans ma mémoire. J'entre sous les rayures de la Nouvelle-Major et je repense à cet après-midi d'été, il y a plus de dix ans, où, encore jeune célibataire, dans le bateau qui me ramenait de Corse je fixais du regard la fière cathédrale qui m'accueillait au pied du port. Sur la petite plage de Cassis, j'attrape la main d'O. sous le parapluie à fleurs, et je repense à ce printemps où, assise sur le sable avec mes amies, je contemplais la mer bleue immense et j'oubliais mes difficiles débuts de ma vie de prof.
Les années s'entassent et les images se superposent sur les mêmes lieux. Les jours nouveaux, parfois, ressemblent à d'éternels recommencements. Je regarde une petite fille en imperméable vert qui saute à pieds joints dans des flaques d'eau et je me dis que dans trois ans, dans cinq ans, dans dix ans, il y a aura peut-être sur ce même port une autre petite fille en imperméable qui aura mes boucles de cheveux et le regard espiègle d'O. Peut-être ou peut-être pas. En attendant, je voudrais pouvoir retenir à jamais les souvenirs dans ma mémoire. Pour ne pas oublier qui je suis, à défaut de savoir où je viens.
Ces derniers mois, je me suis beaucoup interrogée sur mon désir retrouvé d'écrire ici, dans mon journal. Pourquoi, le jour où j'ai vu s'aligner sur le bâton en plastique, les deux lignes roses, j'ai voulu ré-ouvrir cette page ? Et cette question en contre-point : qui donc ça intéresse tous ces moments volés au temps et que je viens retenir dans l'écriture ? Au rayon « Maternité » des librairies, les éditeurs proposent des journaux de naissance « clé en main » : un joli album relié bleu ou rose pastel, avec des pages blanches en haut desquelles on invite la future maman à décrire « tes premiers mouvements dans le ventre de maman » ou « ton premier sourire à la sortie de la maternité », et à coller en face la photo de la première échographie. Mon journal d'ici n'est pas vraiment une œuvre de ce type. Je n'écris pas pour tourner dans quelques mois les pages de « l'album de mon bébé » à mon enfant assis sur mes genoux. J'écris d'abord parce que je ne veux pas oublier toutes ces heures que je vis pour la première fois et que je ne pourrai jamais retrouver ailleurs que dans ma mémoire poreuse et faillible. J'écris pour vaincre le temps, encore et toujours.
Mais j'écris aussi dans un autre but. Je me dis que je donnerai mes mots à quelqu'un – une mère qui, peut-être, a vécu des heures analogues ; une jeune fille qui, peut-être, aimerait savoir ce que c'est que vivre ces neuf mois incroyables ; un père qui, peut-être, s'est toujours demandé comment sa femme avait vécu dans son corps ces moments dont la nature l'a mis à distance... Je repense à Annie Ernaux qui, dans L'événement, raconte comment elle a vécu cette expérience diamétralement opposée à celle que je vis – un avortement. Elle dit qu'elle avait la nécessité d'écrire son expérience, que c'était lui donner sens, comme si c'était un devoir de mettre des mots sur ces semaines de solitude qu'elle avait traversé dans le silence pour enfin les donner à d'autres qu'elle. Alors, parfois, dans un excès de prétention, je me dis que mes mots à moi, les mots de mon journal – mon journal de grossesse qui n'en a pas vraiment le nom – sont, eux aussi, nécessaires. Écrire pour offrir les mots à d'autres que moi. Écrire pour donner sens à ces mois qui viennent transformer mon corps et ma vie. Écrire pour parler pour toutes celles qui, peut-être, ne savent pas ou ne peuvent pas...
Et puis aussi... Un matin d'insomnie, je me suis dit soudain que dans vingt ans, dans trente ans, j'aimerais peut-être offrir à ma fille devenue adulte, à ma fille devenant mère, les mots de sa naissance. Les offrir comme un cadeau. Pour lui dire « voilà d'où tu viens »... J'espère que cela t'aidera à savoir qui tu es, à défaut de ne jamais savoir où tu vas.
Annie Ernaux, L'événement, © Éditions Gallimard, page 112.‹‹ Car par-delà toutes les raisons sociales et psychologiques que je peux trouver à ce que j'ai vécu, il en est une dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées pour que j'en rende compte. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l'écriture, c'est-à-dire quelque chose d'intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. ››
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |