Juste enceinte
Je n'ose plus monter sur la balance. À chaque mois, un nouveau kilo. Début novembre, c'était 6 mois, 6 kg. J'étais affolée, et en même temps plutôt fière, me rappelant ces collègues me confiant, l'air de rien, "oh, moi, durant ma grossesse j'ai pris 24 kg !" Mais l'autre soir, sur la balance, il y avait deux kilos en plus, venus on ne sait d'où, apparus semble-t-il, en l'espace d'une seule nuit. Depuis, je ne veux plus me peser. Je me contente de regarder chaque jour mon profil dans le miroir de la salle de bain. Chaque semaine un peu plus, mon ventre s'arrondit, tendant inexorablement vers l'avant. Je suis un peu effrayée. J'ai l'impression d'être une mutante. Ces hanches massives, ce ventre tendu, ce nombril qui sort et vient former une bosse au lieu d'un creux... à qui sont-ils ? Qui est cette femme dans le miroir de la salle de bain ? Je ne l'ai jamais vue. Je la vois chaque soir pour la première fois.
Assise sur le lit, je fais du tri dans mon placard à sous-vêtements. Il faut ranger les nouveaux soutiens-gorges – ceux que j'ai achetés les mois derniers (depuis cinq mois, j'en achète au moins un par mois, chaque fois choisissant la taille au-dessus). Je fais glisser les minuscules brassières blanches dans mes mains, et je fais deux tas. Le tas du "A jeter", le tas du "A garder". J'hésite à ranger les énormes soutien-gorge tout neufs à côté des minuscules tout vieux. Les uns ont nécessité trois fois plus de tissu que les autres. Est-ce que cela peut être la même personne qui les porte, à seulement quelques mois d'intervalle ? Je balance le tas "A jeter" sous le tabouret, et balaie tout ça d'un revers de main. Je n'ose penser à ce qui arrivera dans quelques mois, lorsque mon corps mutera à nouveau... dans l'autre sens.
J'habite mon corps devenu une maison inconnue. Moi qui n'ai jamais dépassé les 50 kg et à qui on a toujours dit "tu es trop maigre, il faut te remplumer !", me voilà devenue grosse. Non, dit O. me voyant soupirer devant une photo prise chez sa sœur, tu n'es pas grosse, tu es juste enceinte. Oui, oui, je sais, juste enceinte. Mais quand je me regarde dans le miroir, il y a juste quelqu'un d'autre. Il y a moi. Et puis il y a un gros ventre. Avec quelqu'un dedans. C'est juste ça, mais c'est justement insensé.
L'autre samedi, il pleuvait. On a traversé Paris pour se rendre dans un magasin de poussettes. Dans le grand centre commercial, j'ai tiré O. par la manche. Il y a un H&M Mama ici, me suis-je exclamé. Et au rayon Maternité, j'ai dépensé sans compter. Dimanche soir, j'ai passé la soirée à faire des ourlets de pantalon et lundi matin je suis arrivée au bureau dans ma nouvelle tenue. "Il est joli ton petit haut !", me complimente une collègue. Je souris et dis merci. Sous les rayures violettes et derrière la ceinture noire du pantalon montant, il y a mon ventre habité qui s'exhibe sans timidité. Ce ventre qui a colonisé mon corps. Plus tard, à la photocopieuse, une collègue me lance "Il est chouette ton tee-shirt !" Je souris à nouveau. Dans les toilettes, en me lavant les mains, je lève les yeux vers mon reflet dans le miroir. Je ne vois que ma tête qui sort du décolleté à rayures. Mes joues sont peut-être un peu plus bombées, mais dans la glace il y a toujours les mêmes cheveux frisés, le même regard bleu, le même grain de beauté coincé dans le sourcil de l'œil droit. C'est moi, toujours moi. Alors peut-être qu'au fond ce ventre sous les rayures ne m'est-il pas totalement étranger ? C'est moi, juste moi enceinte.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |