La passerelle
Je marche au-dessus du vide, le long de la passerelle de bois qui surplombe le canyon Sainte-Anne. En dessous, l'eau qui coule à flots en dévalant la montagne. Au-dessus, le ciel immense alourdi par le soleil d'été. J'ai peur du vide, alors je ne regarde rien d'autre que mes pieds, la main agrippée à la rambarde. C'est très beau, certainement, mais je ne vois rien d'autre que mon pied dans sa sandale de cuir qui, une à une monte les marches.
Le temps est cette passerelle au-dessus du vide. Au-dessus, l'oubli. En-dessous, les souvenirs qui dégoulinent à flots et qui vont se noyer dans la cascade des jours. De mon voyage au Canada, il y a des souvenirs impressionnistes qui, déjà, se diluent dans une mémoire incertaine. L'ordinateur a perdu les textes que j'avais écrits les premiers jours de mon arrivée au Québec. Effacés, écrasés, dilapidés dans l'immatérielle mémoire informatique. J'ai cherché partout, je n'ai trouvé aucune trace de ce que j'avais écrit ici depuis quinze jours. J'en ai voulu à l'ordinateur, comme si, en personne, il m'avait volé mes souvenirs. Mais voilà, c'est comme ça, on ne peut rien contre le temps qui s'efface. A défaut d'être dans les mots, mes souvenirs du Canada ne seront que dans les images imparfaites de mes souvenirs, condamnés à devenir chaque jour un peu plus flous.
Je regarde ma Sardine qui dort à mes côtés dans son siège-auto, la main sur son lapin en peluche. Elle aussi a fait chemin sur la longue passerelle du canyon, la tête coincée contre le flanc de son papa, bien à l'abri dans le porte-bébé. De cette balade, il ne restera pour elle rien d'autre que des photos. Les photos de ses petits pieds qui dépassent de chaque côté du ventre d'O. et de ses cheveux blonds ébouriffés. Plus tard, peut-être, elle dira, Je suis allée au Canada, j'avais cinq mois, mais je ne me souviens de rien. Elle répétera peut-être tout ce qu'on lui a raconté. Qu'elle a pris l'avion, le métro et le bateau ; qu'elle a vu les sapins verts se reflétant dans les lacs ; qu'elle a croisé un raton laveur sur le Mont Royal ; qu'elle a roulé dans son "carrosse" dans les galeries commerciales du Montréal souterrain pour échapper à la chaleur caniculaire.
Le soir tombe dans la petite ville voisine de Québec. Je surveille l'eau du lac qui, de minutes en minutes, devient un peu plus sombre. La Sardine s'est endormie. O. prépare un feu de bois pour faire des grillades pour le diner. Sur la passerelle du temps, je n'ai plus peur. Je regarde devant moi, loin, si loin. Avec O., nous faisons des projets insensés, des projets lointains, alors que jusqu'à maintenant j'avais toujours craint l'avenir. On dit qu'on reviendra au Canada, dans cinq ans, dans dix ans. Qu'avec la Sardine on fera du canoë et du camping, qu'on ira voir les baleines et les ours, ou qu'on mettra la Sardine avec sa cousine dans cette chouette colonie de vacances croisée l'autre jour où les enfants semblaient si heureux.
La passerelle du temps paraît longue, si longue. Et je n'ai même pas le vertige.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. Il y a douze ans. |