Pulp fiction |
Samedi 9 décembre 2000 J'ai pris l'habitude, depuis le début de ce journal, de désigner mes élèves comme des "Poulpes". Le terme, je l'avoue, n'est pas précisément approprié, et, plus encore, il n'est même pas de moi. Il vient d'un film que j'avais vu, au moment où j'ai commencé à écrire sur Internet. Je ne me rappelle même plus de son titre. D'ailleurs, je crois que c'était un téléfilm simplement. Mais il y avait une scène qui m'avait frappée : ça se passait dans un lycée, et on voyait une prof, à bout de nerfs, enrager devant une classe d'élèves qu'elles se désespéraient de trouver complètement amorphes et qu'elle finissait par appeler des "poulpes". J'avais raconté l'épisode à Fred, et, depuis, le mot est resté, sans pourtant que je n'ai jamais vraiment pensé à le fixer. Pourtant, si on regarde la définition du dictionnaire, un poulpe ne ressemble que de bien loin à un adolescent : un "mollusque céphalopode du sous-ordre des otopodes, vivant près des côtes, s'abritant dans des creux des rochers et se nourrissant de crustacés et de mollusques" ne supporte pas la comparaison sérieuse avec un gamin casquetté et boutonneux, même si la relation que l'on peut avoir avec ces deux animaux peut se révéler dans les deux cas étouffante si on se laisse prendre entre ses tentacules aussi aspirantes que des ventouses. ![]() Si le terme est resté, c'est donc surtout par jeu de mots. Cependant, sans pourtant avoir recherché à développer mon étude zoologique, le mot, tant employé ici, a attiré il y a quelques temps mon attention. J'ai découvert, en lisant un numéro du Magazine Littéraire que le Poulpe n'était pas seulement un animal maritine, ni non plus une bête féroce fréquentant les lycées, mais que c'était un personnage de roman policier. Le Poulpe a été créé il y a quelques années par l'écrivain Jean-Bernard Pouy. Celui-ci a eu l'idée folle dans son originalité de constituer une série policière d'un nouveau genre : inventer un personnage de polar qui ne ressemblerait pas aux autres, tant par son caractère, mais aussi par la genèse de son écriture. En effet, le personnage imaginé par Pouy et nommé le "poulpe", par référence aux romans américains (d'où le titre du film avec Travolta Pulp Fiction), n'est ni un commissaire soucieux d'ordre, comme Maigret, ni un privé aimant les femmes et l'alcool comme Nestor Burma, mais un "libertaire" qui travaille à son propre compte, curieux de fouiller dans le monde contemporain pour en démasquer les failles et les injustices. C'est avant tout un personnage politique, décidé à lutter contre l'extrême-droite et à en dénoncer les dangers. Mais là où je trouve le projet de Pouy complètement fou, c'est surtout dans sa mise en oeuvre : le "poulpe", alias Gabriel Lecouvreur, s'il a pour père spirituel Pouy, appartient en réalité à chacun. L'idée était, après avoir fixé quelques contraintes, de publier un roman écrit à chaque fois par un auteur différent; de telle sorte que le Poulpe appartienne en même temps à tout le monde et à personne. Le Poulpe est une sorte de création collective qui continue à exister à travers des styles et des horizons différents, tout en gardant malgré tout le même cadre. Ce personnage enrichi par une paternité presque infinie (le projet a eu très vite beaucoup de succès et la collection, éditée au éditions de la Baleine, compte plus d'une centaine de titres) me fascine, par la multiplicité des facettes que permet l'écriture commune. Je suis en train de plonger dans quelques uns de ces romans, étonnée de découvrir comment on peut faire du différent avec du même... ou du même avec du différent, je ne sais plus. Je viens de finir Ethique en toc, de Didier Daeninckx, qui fait une étude éclairante et nécessaire dans les sinistres courants négationistes des universités lyonnaises (l'auteur reprend ces enquêtes dans ce site intéressant). Depuis que j'ai fait cette découverte pulpeuse (misérable jeu de mots...), j'ai retrouvé l'envie de me plonger dans les romans policiers. Il y a un ou deux ans, je mettais intéressée à cette littérature qualifiée de "populaire" ou de "secondaire". Je me souviens avoir lu des Nestor Burma les uns à la file des autres, séduite par ce personnage maniant avec habileté un argot presque poétique et recevant autant de coups sur la tête qu'il ne s'envoyait de verres d'alcool. Ce que j'aime dans ce genre de romans, c'est d'abord l'atmosphère. Les crimes, les coupables, au fond, ce n'est pas vraiment l'essentiel. Je veux dire que quelque temps après avoir lu le roman, on a vite oublié qui a bien pu commettre le meurtre. Mais l'ambiance reste. Le personnage principal de ces romans est la ville. La ville obscure et secrète, les quartiers populaires où le personnage enquêteur erre et où il se perd. J'ai toujours rêvé d'écrire un roman où la Ville, avec son gris et ses quartiers cachés, serait l'héroïne. Le deuxième élément qui me séduit dans ce genre de romans et qui en fait, bien entendu, bien autre chose que de la littérature de "seconde zone", c'est l'enquête qui y est menée. Car l'enquête se transforme vite en quête. On ne sait plus très bien ce que recherchent les personnages - les meurtriers, ou bien, d'abord, eux-mêmes ? A la recherche des auteurs des crimes, le héros de polar est en fin de compte en quête d'une identité - la sienne ou bien celle de la cité qu'il traverse. Le projet que j'ai depuis quelques années déjà serait d'écrire un roman mi policier mi métaphysique qui serait une longue quête après soi-même, un peu comme le fait Paul Auster dans ses romans. J'espère un jour y arriver... |