Ally Mac Beal



pour m'écrire
























































hier demain
Mercredi 15 novembre 2000

C'est futile et infantile de se comparer à un personnage de série télé. Certes, peut-être pas plus que de se comparer à Emma Bovary, mais en tout cas bien moins noble. Seulement, le fait est là : chaque mercredi soir, lorsque je regarde un nouvel épisode d'Ally Mac Beal, j'ai l'impression de voir un petit bout de ma vie représentée. Pourtant il faut vraiment que je tienne à regarder cette série, car mon téléviseur capte mal la chaîne qui la diffuse, et il me faut rester près de deux heures devant une image pétillante et plein de petits points blancs. Mais l'épreuve est bien plus pénible encore les rares fois où je regarde Ally Mac Beal chez mes parents : ma mère trouve ce feuilleton sans queue ni tête et ne comprend rien à ces personnages à moitié dingues et obsédés par leurs rêves qui entendent à longueur de journée des musiques qui viennent accompagner leur vie. A chaque fois, elle critique tout ce qui fait l'intérêt de la série, répétant que cette Ally est décidément bien mal foutue.

Pourtant Ally me ressemble sur bien des points. C'est vraie qu'elle n'est vraiment pas sexy et qu'elle n'a pas des formes féminines avantageuses. Mais je milite tout à fait pour voir apparaître à la télévision des héroïnes plates comme des tables à repasser. Cela permet de me sentir moins seule. Ensuite, c'est vrai qu'Ally est un peu timbrée. On n'a jamais l'impression qu'elle vit dans le "bon" monde - le seul monde qui est censé exister, le seul monde qui semble pouvoir être partagé par tous. Elle se projette dans des univers rêvés, où fantasmes et réalité ne forment plus qu'une même identité. Moi aussi, il ne me semble pas tout à fait vivre en phase avec le monde des autres. Mon imagination se joue souvent de moi et j'ai parfois du mal à la retenir, me condamnant à voir représenter ma vie dans des images sonores et des métaphores écrites au lieu de la rendre objective et concrète en la transformant et en la rendant pleinement active. Ma vie se joue souvent en parallèle. Ce journal en est une illustration : c'est un moyen de s'imaginer une vie abstraite et imagée, revêtue de la seule épaisseur du langage et de se créer une existence dédoublée, conjointe au monde que je partage avec la société dans laquelle je vis. Et puis enfin Ally est seule. C'est l'éternelle célibataire. Toutes ses tentatives pour rencontrer un homme finissent en échec, car chaque rencontre est un réveil : celui où elle s'aperçoit que l'homme qui est en face d'elle ne correspond pas à l'idéal qui est en elle et qu'habite la perfection d'une chanson d'amour. Moi aussi, si l'idéal que j'ai formé en moi n'était pas si inaccessible, si l'exigence que je me suis donnée n'était pas si grande, c'est sûr que je ne serais pas seule.

C'est certain pourtant que c'est futile de s'identifier comme une gamine à un personnage de fiction. Ma mère a raison, assurément. A la fin de presque chaque épisode, on voit Ally marcher seule dans la ville, avec pour fond sonore une chanson de Vonda Shepard. Ces marches solitaires sont des formes de conclusion : chaque épisode est une crise intérieure surmontée, un pas accompli vers sa propre identité, et la musique apparaît comme pour signifier le retour d'une sérénité perdue mais retrouvée enfin. Moi, le soir, ou le dimanche, lorsque je suis seule, il m'arrive de marcher dans la ville. D'un pas lent, en pensant à ma vie. Seulement, il n'y a pas de musique. J'ai beau l'attendre, elle ne vient pas. Je marche dans le silence. Et ce silence parle trop fort : il est trop réel, trop objectif - si total. Ce que j'aimerais, c'est que ces marches solitaires viennent aussi conclure en moi un épisode, m'aidant à reprendre souffle. Comme si ma vie n'était que représentation, long film qui irait vers un but certain, animé par une signification réelle. Au lieu de cela, ma vie n'est que silence. La seule musique qui y jaillit est celle des mots que j'écris, comme si ceux-ci étaient une belle image en laquelle je pouvais rêver mon existence. Ce que j'envie à Ally Mac Beal, ce n'est pas sa vie, ni ses amis, ni ses rêves. C'est qu'elle soit un personnage fictif. Un personnage qui avance dans une existence certes limitée aux 50 min de l'épisode, mais qui, dans cette courte période, prend un sens, s'étendant d'un début vers une fin. Ce que je lui envie, c'est que sa vie soit une représentation, une projection de soi qui peut être contemplée. Une vie regardée semble tellement plus intéressante. Ce que je lui envie enfin, c'est que toutes ses angoisses soient des musiques au lieu d'être des trous noirs qui vous engloutissent : ses soucis n'en sont plus à partir du moment où ils ont revêtu une forme supérieure.

Au fond, peut-être est-ce pour cela que j'écris ici : pour voir ma vie représentée, contemplée et écoutée. Pour la voir transformée en une image plus pure et plus lisse. Pour m'imaginer qu'elle aurait autant de sens que l'histoire cohérente d'une fiction.