Tout casse |
Samedi 11 novembre 2000
J'ai l'impression de vivre dans une maison qui s'en va en morceaux. Une maison en carton sur laquelle il suffirait de souffler pour voir s'envoler, ou, en tout cas, qu'il suffirait de toucher du doigt pour voir se froisser. C'est simple, plus rien ne marche chez moi. Enfin, presque plus rien. Je veux bien essayer de vous faire la liste, mais elle est longue... Il y a le clavier de mon ordinateur bien entendu - ça, vous le savez déjà. Même si la situation est bien moins catastrophique qu'en début de semaine, il me faut tout de même appuyer une bonne dizaine de fois pour que la touche du J se mette à fonctionner. Mais ça, ce n'est pas si grave. Ensuite, il y a le lecteur CD de ma chaîne Hi-fi. Voilà des mois qu'il refuse d'écouter quoi que ce soit. Et une maison sans musique, ce n'est vraiment plus une maison habitable. La semaine dernière, j'ai subtilisé chez mes parents un vieux lecteur. Mais, arrivé chez moi, il ne marchait plus (comme par hasard). Pourquoi choisit-il précisément d'arriver chez moi pour tomber en panne ? Mais ça, ce n'est pas si grave... Il y a aussi mon magnétoscope qui m'amuse beaucoup. Il avale les cassettes vidéo, mais refuse de les rendre, si bien que je suis obligée d'ouvrir la bête avec un tournevis pour fouiller dans ses entrailles à la recherche du bien volé. Puis, il y a la lampe de mon bureau. Depuis trois jours, elle aussi se rebelle et elle ne produit plus aucune lueur. J'ai changé l'ampoule, vérifié s'il n'y avait pas un faux contact. Mais rien n'y fait. Me voilà à écrire mes chroniques dans le noir. Mais ça, ce n'est pas si grave... Comme la lampe de mon vélo a un esprit altruiste et est solidaire de mon bureau, elle aussi a voulu se manifester par son absence : la dynamo de ma bicyclette ne fonctionne plus, si bien que je risque ma vie presque chaque soir dans les rues obscures d'Evaville. Mais ça, ce n'est pas si grave... Quoi d'autre encore ? Ah oui, la plaque électrique de ma cuisine. Lorsque je tourne le bouton de l'un des ronds, tout l'appartement disjoncte systématiquement, coupant tout - lumière (mais de toute façon il n'y en avait déjà plus), magnétoscope (idem), et ordinateur. Je suis donc obligée de faire la cuisine sur le grand rond - seul à fonctionner. Mais il chauffe trop fort, et à chaque fois je me fais avoir, et voilà trois repas que je mange des patates délicatement grillés au charbon... Bon, bon, ça aussi on dira que ce n'est pas si grave... Et puis il y a aussi mon corps. Il lui arrive de drôles de choses : des démangeaisons impromptues, des enflures étranges, et d'autres douleurs variées encore - dentaires, ventrales, etc. Ca aussi, ça aussi... ça aussi quoi ? Ca aussi ça ne serait pas si grave, s'il n'y avait pas tout le reste. Parce que j'ai la terrible impression que mon esprit prend le pas sur la destruction progressive mais méticuleuse des appareils de mon appartement. Il fonctionne encore, certes, mais à moitié - comme le reste. La machine à faire des projets, cachée quelque part dans un coin de mon cerveau, entre celle qui porte le nom d'Ambition et l'autre aussi qui se nomme Aventure, reste désespérément dans le noir le plus complet, ne donnant plus la lumière suffisante pour avancer - comme la lampe de mon vélo. L'engin qui auparavant me servait à me passer des films et à m'imaginer de belles histoires, celui qui se trouve au fond de mon coeur près de la machine à fabriquer de l'Espoir, lui aussi, comme mon magnétoscope, refuse d'ouvrir sa porte et me laisse toute seule avec une réalité pas si belle à voir. Et puis moi aussi, si souvent, j'ai l'impression de disjoncter brutalement. Je m'en rends bien compte moi-même, entre deux éclairs de lucidité. C'est grave, Docteur ? Qui faut-il que j'appelle ? Un mécanicien ? Un médecin ? Il faut bien se mettre à réparer tout ça, car sinon ça va effectivement commencer à devenir grave. |