Journal du dehors



pour m'écrire


































































hier demain
Lundi 23 octobre 2000

Cet après-midi, en traînant à la bibliothèque du lycée, je suis tombée sur un livre d'Annie Ernaux, intitulé La vie extérieure. C'est un livre publié il y a quelques années déjà, mais il venait d'être acheté par le lycée. Comme il n'était pas encore enregistré, je n'ai pas pu l'emprunter et n'ai fait que lire les premières pages. Mais les quelques lignes que j'ai parcourues m'ont dit que c'était exactement le livre que je recherchais.

La vie extérieure n'est pas à proprement un journal intime. Ce n'est pas l'intimité qu'il se propose d'explorer, comme le suppose l'écriture personnelle du journal intime : non pas la vie du dedans, mais la vie du dehors, pourrions nous dire. Son objet est la vie de tous les jours, non pas celle que l'on vit soi-même en soi-même, mais celle qui est faite de ces rencontres inopinées et impromptues, presque toujours rapides et évanescentes, que nous faisons dans nos journées. Dans le RER, au supermarché, au centre commercial... Annie Ernaux décrit en quelques mots des instants de vies - des vies à peine croisées, jamais vraiment partagées, mais toujours étonnamment observées. Les descriptions sont presque objectives. Objectives car l'observateur apparaît très peu et ne dit "je" que du bout des lèvres. Mais presque parce qu'en réalité il s'agit bien d'un journal plus personnel encore qu'il n'y paraît - le choix du regard de l'écrivain est tout aussi révélateur que ce qu'elle pourrait dire sur elle-même directement. Il n'y a pas d'histoire. Pas d'analyse non plus. Pas même de jugement, qu'il soit positif ou négatif. Juste un regard. Juste une voix. Et puis entre le regard et les mots, parfois une émotion, parfois un souvenir, parfois un regret. Des visages croisés au détour d'une station de métro ou dans une file d'attente au supermarché : cette fillette à la jupe trop courte, ce vieux monsieur ridé, ce SDF qui fait la manche... Des flashs, des coups de projecteur doucement lancés sur des vies jusqu'alors silencieuses et sans image, qui, aussitôt retomberont dans leur ombre. Le jaillissement d'une lumière au détour d'un regard. J'ai pourtant envie de partager, d'aller plus loin, de faire connaissance avec tous ces inconnus.

J'aurais aimé que mes Regards solitaires soient un "Journal du dehors". Mais comme à chaque fois, je viens trop tard et l'idée a été développée par quelqu'un d'autre que moi. Mes regards fouillent mon intériorité. Parfois même, à force de farfouiller au si profond de moi-même, j'ai l'impression que mes yeux perdent de leur acuité visuelle, à force de contempler toujours les mêmes réalités. Je me dis alors qu'il faudrait peut-être ouvrir plus grand ces yeux et leur faire regarder vers l'extérieur.

C'est ce que je me suis dit après avoir lu ces quelques pages d'Annie Ernaux. Alors voilà... Ce soir, je me lance : j'ai décidé cette semaine de tenir mon propre Journal du dehors. Ce n'est pas du pastiche. Pourquoi un Journal du dehors ne serait-il pas un nouveau genre littéraire que je pourrai m'approprier ? Le but est de décrire en quelques mots une personne croisée dans la journée ou un lieu traversé. La règle est de ne pas parler des personnes que l'on connaît, mais seulement d'observer les gens que l'on voit l'espace d'un instant dans un lieu public. Le principe est d'être brève et de ne pas se lancer dans des interprétations ou des extrapolations trop personnelles. Décrire seulement, sans essayer de comprendre, de deviner ou d'imaginer.

Journal du dehors (version évalienne)

Lundi matin, 8 heures 20, dans le train qui mène à Lycéville.
Un petit groupe de jeunes filles sont montées en même temps que moi à Evaville. Elles s'installent juste devant moi. Comme elles sont trois et qu'il n'y a que deux places, deux d'entre elles restent debout pour discuter. L'une surtout prend la parole. Je ne la vois pas, elle se tient de dos par rapport à moi. Mais elle parle fort. Très fort. Une bonne partie du wagon peut entendre ce qu'elle dit. Elle raconte que vendredi dernier, en revenant du "bahut", elle a fumé un joint (elle prononce ce mot plus bas, comme retenue soudain par une brutale pudeur) que lui a donné son copain. Elle dit que dans le train qui la ramenait chez elle, elle était surexcitée, les yeux exorbités et parlant à vive allure (plus vite apparemment que maintenant, si c'est possible). Ces copines la regardent et l'écoutent avec attention. Ce n'est pas là l'aventure, ajoute-t-elle. L'aventure, c'est que juste en face d'elle dans ce train, il y avait ce jour-là un "keuf" (un policier) en civil, qui lui a dit qu'elle ferait mieux de se taire, sinon il l'emmenait au poste.
Je suis effarée par cette histoire, comme les deux autres copines de la fille. Mais cela fait rire la fille. Elle est même plutôt fière d'elle. Elle sait peut-être que tout le wagon a écouté son histoire, même si tout le monde a fait semblant de regarder autre part - et moi la première.

Je ne suis pas habituée par ce genre d'écriture. C'est dur pour moi de décrire sans essayer d'analyser. Mais je voudrais continuer pour découvrir une autre écriture. Je vais essayer d'ajouter demain une nouvelle entrée à mon Journal du dehors. L'idéal serait d'écrire ainsi toute cette semaine... Pure expérience littéraire...