Sentiment d'inutilité



pour m'écrire




























































hier demain
Lundi 9 octobre 2000

Je souffre en ce moment d'un profond sentiment d'inutilité qui, je le crains, risque de devenir croissant au fil des jours. Comme je l'ai expliqué l'autre jour, je suis remplaçante. Le seul problème, c'est que je n'ai pas grand chose à remplacer. La moitié de mon service n'est pas occupé. En d'autres termes, je n'ai pas de classes pendant la moitié du temps que je dois faire. Ce n'est pas que je vais me plaindre. Lorsque je vois les cernes sous les yeux de mes collègues croulant sous les copies, je me félicite d'avoir si peu d'élèves. Seulement, être payé à ne rien faire, ce n'est pas si drôle. Si si, je vous assure. Officiellement, je dois être à la disposition des élèves, leur donner des cours de soutien. Aujourd'hui, j'ai attendu toute l'après-midi à la bibliothèque du lycée. Mais aucun élève n'est venu me voir. J'étais là, pleine de bonne volonté, prête à leur apprendre, à leur expliquer tout ce qu'ils ne comprenaient pas. Mais non, ils ne sont pas venus. J'aurais dû mettre une jupe plus courte peut-être, ou bien leur offrir des bonbons, ou alors leur mettre un couteau sous la gorge... Comme j'étais sans élève, j'ai passé mon temps à travailler pour moi. C'était intellectuellement très stimulant, mais humainement très frustrant.

Cela m'a rappelé un boulot que j'avais fait un été, il y a quelques années. J'étais gardienne de musée. Enfin "agent de surveillance", si on veut employer le jargon. Mon travail consistait à protéger les oeuvres du musée, à empêcher les touristes irresponsables soit de les voler (mais cela n'arrive pratiquement jamais) soit de les toucher. J'étais dans un très beau et très grand musée national, entourée d'oeuvres d'art, au milieu de l'Histoire. C'était un cadre magnifique. J'étais payée pour contempler des tableaux. On me donnait le temps pour les méditer. C'était inespéré. Seulement, au bout de quelques jours, il n'y avait rien de plus éprouvant. Je passais huit heures assise sur un banc, à regarder les touristes regarder les oeuvres du musée. J'étais devenue moi-même une oeuvre - pas une oeuvre d'art, non, même pas, mais un objet utilitaire parmi d'autres, à côté des toilettes ou de la cafétéria. Parfois j'ouvrais la bouche : "no flash please !", "don't touch !" Les Japonais ou les Américains soudain se tournaient vers moi, étonnés de voir bouger ce personnage qu'ils croyaient de cire. Ils regardaient mon badge indiquant ma fonction, et me souriaient d'un air compatissant. Certains me posaient des questions métaphysiques ("où sont les toilettes ?", "c'est encore long ?", "c'est l'entrée A ou l'entrée C pour les groupes ?". Je m'empressais de répondre à ces interrogations, bégayant dans les quelques langues que je possède à peine. C'était alors la minute où j'allais enfin pouvoir être utile dans toute la journée, il fallait se jeter sur l'occasion. Pour passer le temps, je m'inventais les jeux les plus idiots : en regardant les touristes tous plus mal habillés les uns que les autres, je faisais le concours du tee-shirt le plus débile de la salle ; ou bien je retenais mon souffle en me chronométrant pour voir combien de temps j'étais capable de ne pas respirer. Il m'arrivait de jouer aussi à marcher dans la salle d'un bout à l'autre, en comptant mes pas, venant et revenant inlassablement. D'autres fois, je chopais un touriste qui avait apparemment une tête sympa, et je lui racontais en V.O. l'histoire de France - Louis XIV, Marie Leszczinska, la joyeuse guillotine, Napoléon... Mieux, parfois certains me racontaient leur vie avec enthousiasme - comment ils avaient économisé une partie de leur vie pour faire ce voyage en France, ou bien combien ils avaient rêvé de venir à Paris - et d'autres partageaient avec moi leurs grandes théories sur la Vie et la Mort - "les toilettes françaises sont vraiment sales, et les Parisiens jamais contents !" Mais ces moments d'échange étaient très rares. Ils avaient lieu à peine une fois dans une journée. La plupart du temps, je m'isolais dans mon mutisme, l'oeil sur les yeux des touristes, répétant mécaniquement "No flash please !"

Pourtant, le soir je revenais exténuée. J'étais incapable de me concentrer sur un livre et j'allais me coucher tôt. Je me plaignais de ce boulot ahurissant. Mes parents ne comprenaient pas, se moquaient de moi. Comment pouvait-on être fatigué de ne rien faire ? J'essayais leur expliquer qu'en ne faisant rien j'avais vu défiler 2000 personnes, supporté le bruit de 4000 pieds sur le parquet, prononcé 500 "No flash !" et indiqué 300 fois le chemin des toilettes... et que je me sentais bête, et presque humiliée de n'avoir fait que cela de ma journée. Mes parents ne comprenaient pas. Alors j'allais me coucher juste après avoir diné, essayant de me préparer psychologiquement à une nouvelle journée où il me faudrait égréner les heures assise au milieu de l'Histoire et de la poussière provoquée par les passages incessants des touristes.

Ce que je vis aujourd'hui n'a rien à voir. Je peux lire, je peux discuter, je peux penser. Mais je ne sais pas pourquoi je me rappelle pourtant ce moment de ma vie. J'éprouve sans doute ce même sentiment d'inutilité - cette certitude que ce n'est pas tout à fait là ma place...