Charentaises. |
Mardi 12 septembre 2000 A chaque fois que je vais chez un type pour la première fois et que, regardant au sol, j'aperçois à ses pieds une paire de confortables chaussons, je suis brusquement troublée. Je ne sais pas pourquoi. C'est plus fort que moi. Le garçon m'apparaît soudain différent, et je suis presque gênée devant ce brusque surgissement de l'intimité. Car une paire de chaussons, c'est le symbole même de l'intime - ce qui n'appartient qu'à soi, ce qui représente charantaisement la maison, le chez-soi où l'on ne laisse pas entrer l'extérieur. Je trouve qu'on en apprend plus sur quelqu'un en observant ses chaussons, plutôt qu'en regardant les livres qu'il lit, la couleur des rideaux de ses fenêtres ou la vaisselle qui traîne (ou qui ne traîne pas au contraire) dans son évier. Le garçon qui porte des chaussons prend à mes yeux une figure différente. Phénomène étrange : tu regardes ses pieds et c'est son visage que tu vois soudain métamorphosé. Car, des chaussons aux pieds, cet homme est devenu soudain quotidien. Tu l'as peut-être vu auparavant tous les jours, mais ce n'était pas du tout pareil, parce qu'il portait alors des chaussures. Les chaussures, c'était la ville, c'était le travail, c'était le monde public et extérieur - ce monde qui est partagé par tous et où chacun co-habite. Mais les chaussons ouvrent sur un monde tout à fait différent qui, semble-t-il, n'a plus aucun rapport. C'est le familier, c'est l'intime, c'est le privé, c'est l'intérieur. Ce sont les habitudes aussi. Ces habitudes cachées qu'on ne laisse pas voir aux autres et qu'on ne partage qu'avec ses proches. Peut-être que, il est vrai, je sur-interpète une situation pourtant tout à fait banale. C'est que le concept de "chaussons" m'est tout à fait étranger et c'est pour cela qu'en lui-même il échappe à toutes mes tentatives de le penser. Je ne supporte pas d'avoir des chaussons aux pieds lorsque je suis chez moi. Ni non plus des chaussures d'ailleurs. Si j'en porte lorsque je vais dehors, c'est que je ne peux pas faire autrement, sinon je m'en passerais. J'ai besoin de sentir le sol sous mes pieds, d'être en contact direct avec la matière - même si celle-ci est un carelage froid ou un parterre rugueux. Ce rejet franc et massif de toute forme d'emprisonnement pédestre a été à l'origine d'un grand drame dans ma famille qui ne partageait pas du tout la façon qu'avaient mes pieds de concevoir le monde. Je ne compte plus les pauvres chaussons morts dans la solitude la plus profonde d'un placard avant même d'avoir vu le jour. Je ne mesure plus non plus l'épaisseur de la corne mûrie sous mes plantes de pieds à l'issue de tant d'heures de marche dans la nudité la plus extrême du pied. Ma page n'a rien de bien profonde ce soir. Je voulais juste tenter de comprendre mon trouble devant un type en chaussons - trouble proportionnel d'ailleurs au confort apparent des charentaises (plus celles-ci sont douillettes et moelleuses, plus je suis décontenancée). Il faudrait peut-être qu'on m'enseigne un jour ce fameux concept de Chaussons. En connaître le sens profond et la métaphysique implicite m'aiderait peut-être à faire face à certaines situations...
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