8 mai 2000

Tout à l'heure, en rentrant de ce beau week-end de printemps, à peine franchie l'entrée d'Evaville que me voilà coincée dans les embouteillages. Evaville est toujours une ville morte le dimanche ou les jours fériés, alors je m'étonne. Et puis un vague bruit de grosses caisses et de cymbales me fait me rappeler que c'est aujourd'hui le 8 mai, jour de commémoration de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et plus précisément grand jour de fête dans ma ville. Je chope un policier : "dites, monsieur l'Agent, j'habite près de la cathédrale, comment je fais pour rentrer chez moi ?" "La cathédrale - me répond-il avec un large sourire un brin sadique - alors vous n'êtes pas point de rentrer chez vous !". Ravie d'entendre cette nouvelle, je laisse la voiture où je peux sur un coin de l'avenue, et je me tourne vers ma petite Hannah qui depuis déjà pas mal de temps ronge son frein en plein soleil au fin fond de son panier : "- Ca te dirait d'aller voir de beaux militaires en uniforme, mon Minou ?" Je ne suis pas sûre que la proposition l'enchante plus que ça, car elle est déjà exténuée d'un long week-end à chasser les mouches. Mais de toute façon, elle n'a pas le choix. Et puis, depuis le jour où elle a traversé Paris en métro, sans pouvoir éviter les caniches qui venaient la renifler, elle s'est faite une raison.

Me voici donc partie à me faufiler parmi la foule, avec le panier à chat dans une main, mes gros sacs sur les épaules et un petit bouquet de fleurs sauvages cueillies dans la campagne dans la main qui me reste. Bien entendu les gens se retournaient à mon passage et s'exclamaient : pensez donc, une fille qui emmène son chat à un défilé, c'est pas commun.

L'expédition terminée, j'ai déposé le chat qui de toute façon ne pensait qu'à dormir et à rêver de mouches, et je suis ressortie jeter un coup d'oeil sur le cortège. Les défilés m'ont toujours jetée dans une grande perplexité. C'est vrai que j'ai toujours fui ce genre de manifestation publique, d'abord par méfiance un peu apeurée vis-à-vis de la foule et des grands rassemblements, mais aussi par une certaine incompréhension. En regardant ces corps marchant au pas les uns derrière les autres, j'essayais de comprendre le sens de cet ordre soudain mimé avec une perfection quasiment absolue. La guerre semblait bien loin dans les yeux des militaires marquant le rythme des tambours. Il y avait seulement tout au plus une certaine fierté à se sentir ainsi le point de mire de toute la ville. Ce désir d'ordre où toute chose serait à sa place, même les pas des hommes et leurs gestes, m'a toujours surprise. Les pompiers, les gendarmes et les officiers qui défilent à un 14 juillet ont tous la tête droite et le pas assuré. Tout est impeccable Et les gens regardent cette perfection mimée. Et les gens souvent aiment cet ordre et éprouvent du plaisir à croire que dans leur société tout est ainsi à sa place.

Et pourtant c'est l'inverse. Rien n'est rangé. Dans la vie de tous les jours, les hommes ne sont jamais là où ils devraient être et au lieu d'aller droit tout le monde va en biais, prenant des détours ou des raccourcis, et parfois même reculant. La vie n'est pas un cortège. Mais plutôt une grande débâcle. Et heureusement. Heureusement que les hommes oublient de marcher les uns derrière les autres dans leur vie quotidienne. Heureusement que l'ordre, quand il est humain, n'est qu'un rêve de militaire, une illusion effrayante dans son utopie de colonel. Car sinon une vie où tout serait ainsi ordonnée serait terrifiante. Elle voudrait nous faire croire qu'elle a trouvé sa place et qu'elle sait expliquer sa réalité, alors qu'elle ne le saurait pas plus que maintenant.

Pourquoi ce désir de rectitude alors que tout est courbe ? Pourquoi cette jouissance à jouer à l'ordre, alors que tout est chaos ? Pourquoi cette croyance vaine à la mesure et au rythme saccadé, alors que le tempo de la vie ne pourra jamais chanter que dans une harmonie - c'est-à-dire dans un ensemble de notes contraires ayant péniblement réussi à s'entendre ?

Eva.

Précédente Suivante
Ecrire à Hannah...

Ecrire à Eva...Ecrire à Fred...