Il y a
juste un an, j'apprenais qu'un inconnu avait ouvert pour moi
mon journal intime. Il l'avait fait en secret, sans m'en parler - derrière mon dos si on veut. Mais en ouvrant ce journal, il n'avait trouvé que des pages blanches. Des pages qui attendaient patiemment. Car l'Inconnu n'avait pas ouvert ce carnet électronique pour trahir ma confiance et entrer violemment en moi. Au contraire, il me l'avait offert comme un cadeau, car il semblait savoir que ce cadeau là je n'aurais jamais osé me le faire à moi-même.
Alors, un jour d'avril, il a tout préparé discrètement, marchant sur la pointe des pieds pour ne pas me faire peur. Puis, un jour de printemps, il m'a offert une trousse de crayons de couleurs avec du rouge, du bleu ou du vert, et il m'a dit de sa voix bleue à peu près ces mots là : "Je te donne un nom, et surtout une voix et une parole - la tienne." Et je me suis mise à parler, à parler encore, souvent pour ne rien dire de bien intéressant, mais à parler enfin car je savais qu'il m'écoutait, là bas dans son monde bleuté. Au début, il parlait avec moi. Nos couleurs se mélangeaient. Elles ne disaient pas la même chose, ne reflétaient pas le même monde, mais elles parlaient face à face. Elles étaient deux voix en parallèle, un peu comme deux longues voies qui se longeaient sans pourtant jamais se rencontrer.
Puis le chemin bleu est devenu de plus en plus lointain, jusqu'à un jour se perdre aux regards dans la forêt quotidienne et urbaine - celle où l'on avance muet. Alors je suis restée seule avec ma voix rouge, toujours espérant retrouver un peu de bleu sous mes mots. J'ai appris à marcher seule dans notre carnet électronique, de la même façon dont j'apprenais à marcher seule dans la vraie vie qui continuait au bord de mes pages. J'ai fait l'apprentissage de ma solitude. Solitude souvent percée par des rencontres réelles que la pudeur et l'habitude des secrets me faisaient passer sous silence ou bien évoquer à demi-mots, mais aussi par des d'autres rencontres virtuelles qui tombaient parfois comme par miracle dans ma boite aux lettres, allant même jusqu'à m'offrir des bouquets de tulipes.
Je me demande souvent que penser de ces pages rougies depuis maintenant une année. Les premières semaines, ces pages me troublaient. Je ne comprenais pas ce qui m'avait poussé à confier ainsi ma vie à des inconnus, alors que je ne le fais même pas à ceux qui m'entourent. L'idée de me révéler ainsi si ouvertement d'une certaine façon me faisait peur, et en même temps m'excitait en quelque sorte, comme si à chaque nouveau lecteur mon plaisir d'écrire se démultipliait. Puis cette idée ne m'est plus apparue saugrenue. Elle est devenue normale. Parce que ce n'était plus une idée du tout, c'était un geste quotidien, une habitude. Mais ce n'était pas un geste machinal pour autant. Au contraire, chaque nouvelle page était comme à chaque fois inédite, née d'un désir toujours renouvelé de parler - de faire sortir, de matérialiser, de rendre plus réelles encore des émotions trop brutes et trop silencieuses. Parfois, je me suis mise à douter de l'utilité de ces pages pour d'autres que moi. Car je savais que ces pages étaient souvent tronquées, puisque je n'y racontais que ce que j'avais envie d'y raconter, ou même seulement ce que j'arrivais à dire, laissant quelque fois l'essentiel en dehors de ces pages, et donc cachant peut-être une part essentielle de moi. Dans ces moments là, je n'osais pas relire ce que j'avais écrit, trouvant tout cela futile et superficiel, si loin de cet Essentiel que je n'arrivais pas toutefois à trouver. Et puis, au plus profond de ces moments de doute, un petit mot anonyme de gens qui me connaissaient sans pour autant que je les connaisse venait me rassurer en m'envoyant un chaleureux : "Continue Eva !".
Alors je continue encore. Doutant toujours. Attendant toujours que mon petit chemin bleu réapparaisse à l'horizon. Attendant aussi que ma vie devienne ce que je veux en faire. Mais je continue encore. Je continue en espérant avancer du bon côté de la route... du côté du plaisir des mots - des mots écrits, mais aussi peut-être des mots lus et partagés.
Eva.