29 mai 2000

Pendant les dernières vacances, lorsque j'étais au bord de la mer, nous allions tous les jours sur la plage passer quelques instants à regarder la mer. Le temps, toutefois, n'avait rien d'estival, et ce n'est pas sur un bout de serviette de plage que nous étions assis, mais sur un morceau de K-Way, si ce n'était pas sous un parapluie. Nous nous asseyions au bord des vagues qui venaient laper le gros sable et les galets, et nous regardions l'horizon, essayant de deviner ce qu'il pouvait bien y avoir au bout de cette lointaine et plate ligne.

Mais nos profondes méditations étaient toujours troublées par des gamins qui lançaient des cailloux dans l'eau, allant jusqu'à se disputer pour savoir qui avait réussi le plus beau ricochet. Parfois, leurs Papas, désabusés sur cette plage désertée par le soleil habituel, se mettaient eux aussi à choisir un beau galet plat et lançaient avec soin leur projectile pour le simple plaisir de regarder les ronds qu'ils dessinaient ainsi à la surface de l'eau. Plus généralement, il semble que ce soit un besoin irrépressible qui pousse l'homme à lancer des cailloux dans l'eau. J'ai toujours remarqué cette manie des gens, que ce soit au bord d'un lac ou le long d'une rivière.

Je me souviens d'un texte de Hegel qui prend cet exemple même dans le grand ouvrage qu'il a consacré à l'analyse de l'oeuvre d'art (L'Esthétique). Le propos de Hegel est de montrer que l'homme ressent un "besoin d'art", et que ce besoin s'exprime dans la création d'oeuvres d'art qui sont comme un prolongement de lui-même et une matérialisation de son être le plus profond, dans lesquels il se reconnaît lui-même. L'oeuvre d'art est de la matière spiritualisée, au sens où l'esprit s'exprime en prenant forme dans une matière sensible qui, en elle-même, loin d'être dépourvue de toute signification, est la plus pleine réalisation de l'esprit - c'est-à-dire de cette réalité qui n'existe que dans un souffle. En d'autres termes, l'homme crée des oeuvres d'art qui sont comme le support matériel de lui-même, l'image matérielle de son être essentiel. Cet être profond, de nature spirituelle, peut ainsi se reconnaître lui-même dans l'image concrète et sensible qu'il a formé de lui-même. L'oeuvre d'art est un bout de matière agissant sur la nature et la transformant, dans laquelle l'homme se reconnaît comme auteur et créateur, et plus encore comme être capable de se cerner lui-même et de se représenter. Hegel prend alors l'image du gamin qui fait des ronds dans l'eau en lançant des pierres : dans cet acte de transformation de la nature, si infime soit-il, il se reconnaît lui-même comme un être capable d'agir sur la réalité et d'en forger une image nouvelle. En contemplant les ronds à la surface de l'eau, il se contemple lui-même - et un lui-même magnifié par la reconnaissance qui est la sienne face aux éléments. Les ronds qu'il fait dans l'eau permettent à l'enfant de prendre conscience de lui-même. Par cet acte à l'issue duquel la nature sort modifiée, l'enfant se dédouble lui-même : à l'être existant simplement, presque aveuglément dans la succession temporelle et l'habitude inéclairée, il ajoute l'être créateur, capable de se regarder de loin, en affirmant une distance entre ce qu'il est et ce qu'il se sait être. A l'être qui est platement ici et maintenant, il ajoute l'être qui est toujours au-delà de lui-même, vers les projets qui l'animent.

Ce journal est un peu mes ronds dans l'eau à moi. Ecrire, et a fortiori écrire pour d'autres que soi, c'est matérialiser des émotions, des sentiments et des pensées - c'est-à-dire des réalités purement intérieures - et ainsi réussir à les extérioriser. Plus encore, dans cette extériorisation, l'on se reconnaît soi-même. Mon journal, c'est moi-même - mais un moi-même transformé, car tiré du fond de lui-même vers l'extérieur... un moi-même transformé en lui-même en quelque sorte, mais en ce lui-même devenu qui a fait le chemin jusqu'à la conscience de soi. Dans ce journal, il y a le moi tiré hors de lui-même, le moi représenté qui contemple chacun de ses propres mouvements et paroles. Je me retrouve dans ce journal de la même façon que l'enfant se reconnaît dans les cercles qu'il a constitués à la surface de l'eau : de même que ces ronds sont une image symbolique de qui il est et de ce qu'il peut faire, de même ces pages sont des images déformantes et grossissantes à la fois de celle que je suis. Au fond, les pages écrites sont en quelque sorte plus abouties et plus finies que je ne le suis moi-même. Parce qu'en elles, j'oublie simplement de me vivre, mais je pars à la conquête de moi-même. J'essaie de me capturer, et non plus de me laisser filer comme je le fais quotidiennement. Dans ces pages écrites, j'hèle après moi-même pour me retenir, pour m'empêcher de fuir une nouvelle fois, pour empêcher l'évaporation de la chaleur quotidienne du temps. Ce journal est une façon de m'empêcher de me désagréger dans la temporalité finie de ma vie, afin de transformer celle-ci en immortalité. Je forme de moi-même une image consciente et devenue, presque claire, qui, en exprimant ce que je suis, permet d'aider à me connaître, c'est-à-dire commence à me re-connaître. Je me reconnais dans l'image imparfaite que je forme de moi dans les mots, car je parviens enfin à me hisser au-dessus de moi-même, de ce moi-même immédiat et obscur qui oublie de se chercher lui-même. Ce journal est un double de moi-même, mais un double plus parfait, plus achevé, plus lisse, car il a commencé déjà à s'analyser lui-même, à s'interroger, et à se comprendre.

J'aurais pu appeler ce journal "des ronds dans l'eau".

Eva.

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