Cela fait trois jours que je suis chez mes parents. Mais ils ne sont pas là.
En gros, je suis là pour garder une maison vide. Hier, je m'ennuyais ferme
dans ce grand appartement. Un appartement rempli de souvenirs certes, mais
aussi devenu avec le temps vide de mes repères et de mes habitudes. Je
tournais en rond, et Hannah, fidèle au désarroi de sa maîtresse, tournait en
rond avec moi, me suivant d'une pièce à l'autre, comme jouant au petit
chien.
Ce grand appartement, plein à craquer de mes années passées, peut raconter
l'histoire de mon enfance et celle de mon adolescence, si l'on sait bien
l'interroger. C'est ce que j'ai fait. J'ai soudain eu l'idée de retrouver
mes anciens bulletins scolaires. Au début, le but de ma quête était motivé
par une simple curiosité professionnelle. Maintenant que je suis passée de
l'autre côté, j'ai vite appris pas mal de choses et je me suis mise à parler
moi aussi la langue de bois des profs dans les colonnes des bulletins. Je
sais ce que signifie un déçu constat comme celui-ci : "des capacités, mais
aucun travail", et surtout tout ce qu'il peut y avoir de désespoir derrière
un tragique "élève plein de bonne volonté qui fait beaucoup d'efforts, mais
résultats encore bien insuffisants". Je voulais vérifier qu'il n'y avait
jamais eu de telle formule dans mes bulletins et m'assurer qu'aucun
professeur n'avait jugé que je faisais tout ce que je pouvais... mais que je
ne pouvais pas grand chose.
J'ai fouillé une bonne demi-heure dans les placards. Il y a tellement
d'affaires dans nos placards qu'en général nous ne trouvons jamais ce que
nous cherchons. Mais j'ai finalement réussi à mettre la main sur mon "Livret
scolaire". Le livret scolaire est un carnet qui vous suit depuis la seconde
jusqu'au bac. Y sont consignées les appréciations des professeurs de
Première et de Terminale, ainsi que les moyennes trimestrielles et
annuelles. Ce sont de tels livrets que j'ai rempli jeudi dernier pendant
une partie de la journée. C'est un document important, car si le candidat au
bac n'a pas réussi l'écrit du premier coup et s'il doit passer l'oral de
rattrapage, les professeurs pourront s'aider de ce livret pour juger du
travail de l'élève pendant toutes ses années de Secondaire.
J'ai donc ouvert le grand carnet. Sur la première page, sous mon nom, il y
avait une appréciation de ma prof de français en fin de classe de seconde :
"Ensemble satisfaisant. Mérite de réussir". Un livret scolaire, c'est un
peu comme une histoire - une histoire racontée dans des chiffres et des
formules stéréotypées certes, mais une histoire tout de même, puisque y sont
relatés un bout de vie, et esquissés les traits de caractère les plus
visibles du personnage décrit. Je voulais donc savoir si j'avais été à la
hauteur de mon mérite. J'ai donc tourné les pages jusqu'à l'année de
Terminale.
Les observations sont d'une platitude terrifiante. Je les recopie ici : PHILOSOPHIE : "C'est très bien, remarquablement ferme et bien pensé."
ANGLAIS : "Ensemble honorable, mais un peu terne."
MATHEMATIQUES : "Bon niveau en fin d'année."
EDUCATION PHYSIQUE : "Des progrès tout au long de l'année."
HISTOIRE-GEOGRAPHIE : "Une fort bonne année."
ESPAGNOL : "Elève sérieuse, attentive, travailleuse. Mais absence totale
de participation. Niveau de langue acceptable."
LATIN : "Elève très appliquée, qui n'a pas pris suffisamment
d'assurance."
SCIENCES NATURELLES : "Travail très sérieux. Bonne élève."
Vous allez me dire que ce bulletin est très correct - qu'il regroupe des
appréciations comme en rêveraient bien des parents. Plus encore, ces
observations n'étaient pas mensongères ou trompeuses. Elles reflétaient
exactement celle que j'étais à 17 ans, celle que j'ai longtemps été... celle
que je suis encore certainement. Mais c'est cela justement que je trouve si
terrible. Cette image d'élève sérieuse et réfléchie m'a toujours poursuivie,
à tel point que je n'ai jamais réussi à m'en défaire. Au lieu de me réjouir,
cette image me faisait souffrir, parce qu'elle était désespérément exacte.
Parce que j'étais effectivement une élève "sérieuse", mais un peu "terne"
comme l'avait constaté la prof d'anglais. Une élève si occupée à travailler
et à faire tout ce qu'on lui disait de faire, qu'elle en oubliait de
chercher à colorer sa vie et à la dessiner en usant de tons plus criards et
plus frappants que ceux qu'elle avait toujours utilisés. Je faisais tout
pour être première de la classe, bien que jamais personne ne m'y avait
poussé. J'y arrivais souvent. Puis, au lieu de me réjouir de ma réussite, je
m'en voulais amèrement : je me maudissais d'être si sérieuse et d'être
incapable de ne plus l'être pendant quelques instants. Je ne voulais pas de
cette perfection disciplinée et obéissante... et pourtant je ne pouvais pas
m'empêcher de la rechercher. Quand on me disait que j'étais "sérieuse", je
savais que cela voulait dire que j'étais bien incapable d'être autre chose.
J'en étais si incapable qu'encore maintenant je le suis restée : le rapport
de mon proviseur cette année (parce que l'Education Nationale aime tant les
bulletins et les notes, qu'il en donne aussi à ses professeurs) note ainsi
mon "sérieux" et mon "travail".
En lisant des années après ces appréciations si policées, j'ai voulu
retrouver des preuves encore plus tangibles de l'effet qu'elles avaient eu
sur moi. Alors, comme l'année dernière à la même époque, j'ai ressorti
mes vieux journaux intimes. J'ai tourné les pages du cahier bleu qui
regroupait une bonne partie de mes années de lycée, jusqu'à tomber sur les
derniers mois de mon année de Terminale, époque où avaient été écrites ces
appréciations sur mon livret scolaire. Je trouve aujourd'hui les lignes
écrites à cette période très douloureuses et très tristes. Je n'aimais pas
la fille que j'étais et je couvrais furieusement des pages entières pour
maudire mon incapacité à changer de vie et pour me plaindre de l'immobilité
insoutenable qui semblait me retenir dans cette personnalité trop étriquée.
Ainsi, la veille des résultats du bac, j'écrivais, pleine d'espoir et
d'amertume à la fois :
"Mardi 6 juillet J'aimerais ne plus parler au passé, ni au futur,
mais au présent. A ce bon vieux présent de l'indicatif. C'est pourtant bien
le premier temps que l'on apprend à l'école. J'aimerais aussi n'utiliser que
des verbes d'action, et n'avoir pas assez de place pour tous les conjuguer
ici à la première personne du singulier."
Je voulais alors tout changer, tout bouleverser. Avoir le courage de me
révolter et de tout laisser tomber d'un revers de main. J'aspirais à des
émotions toujours plus fortes, plus profondes - plus interdites aussi. Je
m'exhortais moi-même à détruire cette image trop parfaite que je ne voulais
plus voir me correspondre et agir enfin sans plus me laisser agir.
Mais je me heurtais à des murs. Le premier mur était celui que j'avais
construit moi-même, celui sur lequel était gravées mon histoire et ma
personnalité. Je ne voulais plus de moi, mais je savais au fond que j'étais
incapable de me changer. J'avais cru que le bac et la majorité auraient pu
enfin me délivrer de moi-même et de l'image que je renvoyais de moi. Mais,
quelques jours plus tard, la veille de mes 18 ans, tout en continuant
d'espérer une nouvelle vie, je comprenais que celle-ci était impossible :
"Lundi 12 juillet. J'ai eu mes résultats du bac il y a bientôt une
semaine. Sans doute mes peurs étaient vaines, ou du moins non fondées,
puisque j'ai obtenu ce que je pouvais attendre de mieux : la mention Très
Bien. Pourtant... pourtant, ce que je ne m'explique pas c'est que je n'ai
pas été si heureuse que cela. Comme si quelque part en moi je m'y attendais.
Comme si, aussi, j'attendais autre chose. Je me suis aperçu que ce n'était
que des notes et qu'au fond rien n'a changé. Je suis bachelière, voilà c'est
tout. Le bac ne peut pas m'aider à entrer dans la vie d'adulte, ni non plus
à sortir de cet état léthargique qui m'assomme."
Ici, je m'exhorte alors à continuer à travailler ainsi aussi bien. Mais
aussitôt, je m'exclame :
"Mais moi je ne veux pas de "il faut", ni de ces formules générales
abstraites "dans la vie". Je veux MA vie, la vivre comme je l'entends sans
barrière, ni belles phrases qui emprisonnent. Seulement, je ne sais comme
l'entendre ma vie. Ce que je sais, c'est que je veux des fins, pour avoir
ensuite des commencements tout neufs, tout lumineux, tout resplendissants
d'espoir - et de réalité. Je veux des ruptures, des fracas, des cris. Je
veux un tremblement de terre qui métamorphose ma vie. Ma sinistre vie de
bachelière NON accomplie. Je ne suis pas finie au fond. Il me manque quelque
chose en moi. Au fond de moi. Quelque chose qui pourrait me faire
m'accepter. Je me demande même si je n'ai pas un défaut de fabrication.
[...]"
Toutes ces pages sont contradictoires : je veux continuer d'apprendre et de
réussir, mais en même temps je veux tout arrêter, tout changer ; j'aspire à
devenir enfin moi-même, mais en même temps je hais profondément celle que je
suis depuis si longtemps et que je ne supporte plus.
Je n'ai pas aimé toutes ces années. Ces contradictions auxquelles je me
heurtais me faisaient souffrir, et je ne trouvais pas les moyens de dire
cette douleur qui paraissait si "normale" aux yeux des adultes surveillant
du coin de l'oeil cette façon dont je traversais l'adolescence. Je serais
incapable aujourd'hui d'écrire de telles pages. Elles ne sont plus
d'actualité, ne me correspondent plus. Pourtant, en y réfléchissant, il me
semble avoir à peine commencé la "rupture" à laquelle j'aspirais tant à
cette époque, à peine réussi à "m'accomplir". J'espère toutefois n'être pas
devenue celle qui construit des "barrières" et qui prononce de "belles
phrases qui emprisonnent".
Je suis toujours cependant une fille sérieuse qui n'a pas encore rompu avec
son existence lisse et bien droite. Mais je crois avoir commencé à
comprendre que c'était moi cette "fille sérieuse" et que je ne serais pas
plus heureuse en la transformant en une autre. C'est peut-être ça "entrer
dans la vie d'adulte"...
Eva.
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