30 mai 2000

Cela fait trois jours que je suis chez mes parents. Mais ils ne sont pas là. En gros, je suis là pour garder une maison vide. Hier, je m'ennuyais ferme dans ce grand appartement. Un appartement rempli de souvenirs certes, mais aussi devenu avec le temps vide de mes repères et de mes habitudes. Je tournais en rond, et Hannah, fidèle au désarroi de sa maîtresse, tournait en rond avec moi, me suivant d'une pièce à l'autre, comme jouant au petit chien.

Ce grand appartement, plein à craquer de mes années passées, peut raconter l'histoire de mon enfance et celle de mon adolescence, si l'on sait bien l'interroger. C'est ce que j'ai fait. J'ai soudain eu l'idée de retrouver mes anciens bulletins scolaires. Au début, le but de ma quête était motivé par une simple curiosité professionnelle. Maintenant que je suis passée de l'autre côté, j'ai vite appris pas mal de choses et je me suis mise à parler moi aussi la langue de bois des profs dans les colonnes des bulletins. Je sais ce que signifie un déçu constat comme celui-ci : "des capacités, mais aucun travail", et surtout tout ce qu'il peut y avoir de désespoir derrière un tragique "élève plein de bonne volonté qui fait beaucoup d'efforts, mais résultats encore bien insuffisants". Je voulais vérifier qu'il n'y avait jamais eu de telle formule dans mes bulletins et m'assurer qu'aucun professeur n'avait jugé que je faisais tout ce que je pouvais... mais que je ne pouvais pas grand chose.

J'ai fouillé une bonne demi-heure dans les placards. Il y a tellement d'affaires dans nos placards qu'en général nous ne trouvons jamais ce que nous cherchons. Mais j'ai finalement réussi à mettre la main sur mon "Livret scolaire". Le livret scolaire est un carnet qui vous suit depuis la seconde jusqu'au bac. Y sont consignées les appréciations des professeurs de Première et de Terminale, ainsi que les moyennes trimestrielles et annuelles. Ce sont de tels livrets que j'ai rempli jeudi dernier pendant une partie de la journée. C'est un document important, car si le candidat au bac n'a pas réussi l'écrit du premier coup et s'il doit passer l'oral de rattrapage, les professeurs pourront s'aider de ce livret pour juger du travail de l'élève pendant toutes ses années de Secondaire.

J'ai donc ouvert le grand carnet. Sur la première page, sous mon nom, il y avait une appréciation de ma prof de français en fin de classe de seconde : "Ensemble satisfaisant. Mérite de réussir". Un livret scolaire, c'est un peu comme une histoire - une histoire racontée dans des chiffres et des formules stéréotypées certes, mais une histoire tout de même, puisque y sont relatés un bout de vie, et esquissés les traits de caractère les plus visibles du personnage décrit. Je voulais donc savoir si j'avais été à la hauteur de mon mérite. J'ai donc tourné les pages jusqu'à l'année de Terminale.

Les observations sont d'une platitude terrifiante. Je les recopie ici :

PHILOSOPHIE : "C'est très bien, remarquablement ferme et bien pensé."
ANGLAIS : "Ensemble honorable, mais un peu terne."
MATHEMATIQUES : "Bon niveau en fin d'année."
EDUCATION PHYSIQUE : "Des progrès tout au long de l'année."
HISTOIRE-GEOGRAPHIE : "Une fort bonne année."
ESPAGNOL : "Elève sérieuse, attentive, travailleuse. Mais absence totale de participation. Niveau de langue acceptable."
LATIN : "Elève très appliquée, qui n'a pas pris suffisamment d'assurance."
SCIENCES NATURELLES : "Travail très sérieux. Bonne élève."

Vous allez me dire que ce bulletin est très correct - qu'il regroupe des appréciations comme en rêveraient bien des parents. Plus encore, ces observations n'étaient pas mensongères ou trompeuses. Elles reflétaient exactement celle que j'étais à 17 ans, celle que j'ai longtemps été... celle que je suis encore certainement. Mais c'est cela justement que je trouve si terrible. Cette image d'élève sérieuse et réfléchie m'a toujours poursuivie, à tel point que je n'ai jamais réussi à m'en défaire. Au lieu de me réjouir, cette image me faisait souffrir, parce qu'elle était désespérément exacte. Parce que j'étais effectivement une élève "sérieuse", mais un peu "terne" comme l'avait constaté la prof d'anglais. Une élève si occupée à travailler et à faire tout ce qu'on lui disait de faire, qu'elle en oubliait de chercher à colorer sa vie et à la dessiner en usant de tons plus criards et plus frappants que ceux qu'elle avait toujours utilisés. Je faisais tout pour être première de la classe, bien que jamais personne ne m'y avait poussé. J'y arrivais souvent. Puis, au lieu de me réjouir de ma réussite, je m'en voulais amèrement : je me maudissais d'être si sérieuse et d'être incapable de ne plus l'être pendant quelques instants. Je ne voulais pas de cette perfection disciplinée et obéissante... et pourtant je ne pouvais pas m'empêcher de la rechercher. Quand on me disait que j'étais "sérieuse", je savais que cela voulait dire que j'étais bien incapable d'être autre chose. J'en étais si incapable qu'encore maintenant je le suis restée : le rapport de mon proviseur cette année (parce que l'Education Nationale aime tant les bulletins et les notes, qu'il en donne aussi à ses professeurs) note ainsi mon "sérieux" et mon "travail".

En lisant des années après ces appréciations si policées, j'ai voulu retrouver des preuves encore plus tangibles de l'effet qu'elles avaient eu sur moi. Alors, comme l'année dernière à la même époque, j'ai ressorti mes vieux journaux intimes. J'ai tourné les pages du cahier bleu qui regroupait une bonne partie de mes années de lycée, jusqu'à tomber sur les derniers mois de mon année de Terminale, époque où avaient été écrites ces appréciations sur mon livret scolaire. Je trouve aujourd'hui les lignes écrites à cette période très douloureuses et très tristes. Je n'aimais pas la fille que j'étais et je couvrais furieusement des pages entières pour maudire mon incapacité à changer de vie et pour me plaindre de l'immobilité insoutenable qui semblait me retenir dans cette personnalité trop étriquée.

Ainsi, la veille des résultats du bac, j'écrivais, pleine d'espoir et d'amertume à la fois :

"Mardi 6 juillet J'aimerais ne plus parler au passé, ni au futur, mais au présent. A ce bon vieux présent de l'indicatif. C'est pourtant bien le premier temps que l'on apprend à l'école. J'aimerais aussi n'utiliser que des verbes d'action, et n'avoir pas assez de place pour tous les conjuguer ici à la première personne du singulier."
Je voulais alors tout changer, tout bouleverser. Avoir le courage de me révolter et de tout laisser tomber d'un revers de main. J'aspirais à des émotions toujours plus fortes, plus profondes - plus interdites aussi. Je m'exhortais moi-même à détruire cette image trop parfaite que je ne voulais plus voir me correspondre et agir enfin sans plus me laisser agir.

Mais je me heurtais à des murs. Le premier mur était celui que j'avais construit moi-même, celui sur lequel était gravées mon histoire et ma personnalité. Je ne voulais plus de moi, mais je savais au fond que j'étais incapable de me changer. J'avais cru que le bac et la majorité auraient pu enfin me délivrer de moi-même et de l'image que je renvoyais de moi. Mais, quelques jours plus tard, la veille de mes 18 ans, tout en continuant d'espérer une nouvelle vie, je comprenais que celle-ci était impossible :

"Lundi 12 juillet. J'ai eu mes résultats du bac il y a bientôt une semaine. Sans doute mes peurs étaient vaines, ou du moins non fondées, puisque j'ai obtenu ce que je pouvais attendre de mieux : la mention Très Bien. Pourtant... pourtant, ce que je ne m'explique pas c'est que je n'ai pas été si heureuse que cela. Comme si quelque part en moi je m'y attendais. Comme si, aussi, j'attendais autre chose. Je me suis aperçu que ce n'était que des notes et qu'au fond rien n'a changé. Je suis bachelière, voilà c'est tout. Le bac ne peut pas m'aider à entrer dans la vie d'adulte, ni non plus à sortir de cet état léthargique qui m'assomme."
Ici, je m'exhorte alors à continuer à travailler ainsi aussi bien. Mais aussitôt, je m'exclame :
"Mais moi je ne veux pas de "il faut", ni de ces formules générales abstraites "dans la vie". Je veux MA vie, la vivre comme je l'entends sans barrière, ni belles phrases qui emprisonnent. Seulement, je ne sais comme l'entendre ma vie. Ce que je sais, c'est que je veux des fins, pour avoir ensuite des commencements tout neufs, tout lumineux, tout resplendissants d'espoir - et de réalité. Je veux des ruptures, des fracas, des cris. Je veux un tremblement de terre qui métamorphose ma vie. Ma sinistre vie de bachelière NON accomplie. Je ne suis pas finie au fond. Il me manque quelque chose en moi. Au fond de moi. Quelque chose qui pourrait me faire m'accepter. Je me demande même si je n'ai pas un défaut de fabrication. [...]"
Toutes ces pages sont contradictoires : je veux continuer d'apprendre et de réussir, mais en même temps je veux tout arrêter, tout changer ; j'aspire à devenir enfin moi-même, mais en même temps je hais profondément celle que je suis depuis si longtemps et que je ne supporte plus.

Je n'ai pas aimé toutes ces années. Ces contradictions auxquelles je me heurtais me faisaient souffrir, et je ne trouvais pas les moyens de dire cette douleur qui paraissait si "normale" aux yeux des adultes surveillant du coin de l'oeil cette façon dont je traversais l'adolescence. Je serais incapable aujourd'hui d'écrire de telles pages. Elles ne sont plus d'actualité, ne me correspondent plus. Pourtant, en y réfléchissant, il me semble avoir à peine commencé la "rupture" à laquelle j'aspirais tant à cette époque, à peine réussi à "m'accomplir". J'espère toutefois n'être pas devenue celle qui construit des "barrières" et qui prononce de "belles phrases qui emprisonnent".

Je suis toujours cependant une fille sérieuse qui n'a pas encore rompu avec son existence lisse et bien droite. Mais je crois avoir commencé à comprendre que c'était moi cette "fille sérieuse" et que je ne serais pas plus heureuse en la transformant en une autre. C'est peut-être ça "entrer dans la vie d'adulte"...

Eva.

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