Pourtant, si Hannah s'enfouit derrière les meubles, c'est par pur goût du jeu : elle disparaît dans les endroits les plus dérobés afin de prendre en embuscade d'un coup de patte un mollet qui passe à sa hauteur ou pour mieux sauter sur une petite mouche qui s'envole. Se retirer dans une cachette est pour elle purement ludique. Pour moi, c'est presque vital. Ce n'est pas un jeu. C'est une façon presque instinctive et en tout cas non réfléchie de se défendre et de se protéger. Au fond, le comportement animal pré-conscient semble ici être plus de mon côté que de celui de mon chat. Je me livre très rarement toute entière. Je crois même que cela n'arrive jamais. Il y a toujours une part de moi qui reste en retrait et s'isole dans un silence à peine voilé. Je ne veux pas consciemment me comporter ainsi. Je ne choisis pas de me taire ou de passer sous silence ces petits bouts de moi que je ne garde que pour moi. Au fond, "j'avance masqué", perpétuellement, comme Descartes, bien que je marche d'un pas bien moins assuré.
Je suis ainsi dans ma vie, mais aussi, je le sais bien, dans ce journal. J'ai souvent conscience de passer sous silence l'essentiel - l'essentiel des événements de ma vie quotidienne, de mes pensées et sentiments, de mon histoire personnelle ou familiale. Pourtant, à aucun moment je n'ai l'impression de mentir. S'il y a mensonge, c'est par omission, et les mensonges par omission ne sont que des tendresses faites à la vérité trop directe. Je suis toujours sincère. Je ne déforme rien, ni n'ajoute ni n'enjolive. Mais je retire toujours : je coupe dans ma vie à grands coups de ciseaux, ne laissant voir de moi que le contour dans lequel j'ose me regarder ou bien accepte de me laisser observer. Quoi qu'on en dise, la divulgation de mon existence sur le réseau mondial que représente Internet ne pourra jamais rien avoir d'exhibitionnisme. Même dans ce journal donné virtuellement à la face entière du monde, je reste toujours aussi pudique que je ne le suis dans mon existence quotidienne.
Je n'écris pas pour former une image vraie de moi, si on entend par vérité le don exhaustif et entier de soi. La vérité n'est peut-être pas simplement une stricte "adéquation de la chose à la pensée" comme le veut la tradition classique. Parce que la pure conformité entre ce qui est et ce que je dis serait impossible : par définition, l'écriture est forcément décalage et distance. Il n'y a de mise en mots qu'à partir du moment où il y a mise à distance, c'est-à-dire choix d'un point de vue et entrée dans une perspective elle-même nécessairement restreinte. Si le journal est un miroir, il est par nature déformant. L'image que l'on donne de soi ne peut jamais parfaitement correspondre au modèle : il y a d'un côté un être réel, et de l'autre une copie qui, parce qu'elle est représentation imagée, ne pourra jamais prendre la dimension exacte de l'être qu'originellement elle mime.
Je ne dis pas tout, et pourtant je ne mens pas. J'omets certaines vérités, et pourtant il me semble à certains moments n'avoir jamais été aussi proche de la vérité. L'essentiel reste en retrait, dans un coin dissimulé de mon existence, voire dans une partie cachée de mon esprit (cette part mystérieuse de l'inconscient). Il n'y a pas adéquation entre ce que je suis dans ma vie et ce que je donne de moi dans les mots, et pourtant j'ai parfois cette curieuse impression d'être ici plus moi-même que nulle part ailleurs. Les mots cachent et transforment. Mais même dans ces oublis et ces secrets abandonnés dans leur mutisme, il me semble trouver cette vérité apparemment passée sous silence. Comme si la vérité, lorsqu'il s'agit d'écriture, et plus encore d'écriture de soi, n'était pas dans la conformité de la pensée au réel, mais dans sa discordance, dans son inadéquation.
Je me cache au sein d'une écriture qui joue elle-même à cache-cache. Non seulement je ne dis pas tout, mais l'écriture lorsqu'elle tente de dire est elle aussi forcée de dissimuler ou du moins de laisser en retrait des pans essentiels de réalité. Pourquoi alors, dans toutes ces omissions, ai-je l'impression d'être pourtant proche de la vérité - d'une vérité ?
Eva.
|