4 juin 1999

Bonsoir Fred !

Pendant que je t'écris, tu dois être en train de faire "broummmm broummmm". Sous la pluie. C'est pas dangereux, ça ? Oh, toujours moins périlleux que de descendre les marches d'escalier quatre à quatre, me diras-tu ! Donc, toi tu roules, moi j'écris...

Bonne nuit Eva...
Je viens de rentrer, donc ce n'est pas dangereux... je suis bien de ton avis, beaucoup moins en tout cas que de dévaler les escaliers 4 à 4 (et je ne parle que des escaliers secs !!!). Donc, nous avons roulé, comme tu dis, mais chut, je ne te dirai qu'à la fin....

Ecrire, je me suis dit que c'était la meilleure chose à faire... Alors voilà, histoire de ne pas rester sur un échec, j'ai décidé de faire une thèse de troisième cycle. C'est un travail de longue haleine, un doctorat, et qui te donnera le droit de m'appeler "Docteur Eva" (je ne résiste pas au plaisir d'anticiper... "Bonne nuit Docteur Eva !!!" mais j'évite le "Docteur Eva naissante"... euh, non j'ai pas pu, désolé... bon, voici un tout petit bout du puzzle de ce soir : je suis d'humeur joyeuse, non ?). Mais je crois que, vue mon expérience d'hier, il fallait impérativement que je me lance dans un tel projet. Le sujet de mon mémoire est : Généalogie et ontologie du canapé, étude analytique et critique du sofa parisien. J'ai déjà trouvé mon directeur de recherche, c'est Monsieur le Professeur Conforama. Tu le connais ? Je ne suis encore qu'au début de mon étude et je n'ai pas encore lu tous les ouvrages qui ont été écrits sur ce sujet. Mais, comme toute enquête scientifique, mon travail commence par une longue série d'observations. Il s'agit de dénicher puis d'essayer le maximum de canapés possibles. Une fois le canapé trouvé, mon boulot de chercheur consiste à évaluer l'épaisseur des coussins, la texture de la toile, le confort des accoudoirs. Comme je suis perfectionniste, je vais même jusqu'à vérifier la configuration des ressorts. Bien entendu, je note tout le fruit de mes recherches scrupuleusement sur mon ordinateur. Donc, il ne sert à rien que je t'envoie une photo du mien ? tu ne fais pas d'observations virtuelles ?

Alors ce matin, lorsque j'ai eu un coup de fil d'une de mes amies, qui elle aussi entamait son "Jour E + 2", tout de suite, avant de répondre à son invitation, je lui ai demandé :
- As-tu un canapé ?
- Ben non, m'a-t-elle répondu, dans ma chambre de cité U, il n'y a de la place que pour un lit et un bureau.
- Comment faire alors ? Je ne peux pas me permettre de prendre du retard dans mes recherches. Pour pouvoir boucler ma thèse de doctorat, il me faut étudier au moins deux canapés par jour !
- Et les fauteuils, ça ne te convient pas ? L'ontologie du fauteuil a jusqu'à maintenant été très peu étudiée, et il y une vraie recherche à faire de ce côté là. En plus je connais un endroit où il y a beaucoup de fauteuils, tous alignés les uns à côté des autres. Association d'idées sans doute entre Docteur et médecin, je me suis demandé si votre état de santé (voir Jour E + 2 plus haut) vous avait obligé à aller consulter, cet alignement de fauteuils étant celui de la salle d'attente !!! Mais, non !
J'ai donc fini par accepter, en me disant qu'il pourrait être intéressant d'ajouter un chapitre sur les fauteuils dans ma thèse. Nous sommes donc allées dans une pièce où en effet il y avait pleins de fauteuils, et pleins de gens assis dessus. Sans doute des thésards eux aussi. Soudain le noir s'est fait dans la salle. "T'inquiète pas, m'a dit mon copine, si on fait de l'obscurité comme ça, c'est pour appliquer la théorie des frères Lumière qui soutiennent que c'est ainsi que l'on peut le mieux reconnaître le confort des fauteuils." Et en effet, après trois heures assise dans ce fauteuil, je crois que je vais pouvoir élargir mon étude à ce sujet.

Tout ça pour dire que j'ai passé mon deuxième jour de vacances au cinéma.

La question que tu te poses est : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? pourquoi écrire en une quarantaine de lignes ce qu'on pourrait dire en cinq mots (je+suis+allée+au+cinéma) ? C'est ta question, et celle de tout lecteur qui est resté me lire jusqu'ici. Ma question à moi est au contraire celle-ci : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Ce qui est difficile et ardu est bien plus intéressant. "Omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt" a dit un certain Baruch de Spinoza que je t'ai présenté un jour (je ne traduis pas, juste histoire de parfaire mon image d'intello pédante, et pour voir s'il y a au moins un latiniste parmi nos lecteurs...). Dans trois mois, j'apprendrais ça à mes élèves : les mots ne sont pas là pour communiquer et envoyer des messages, mais pour raconter des histoires, inventer des mondes, donner des rêves. Ou s'enchaîner sans sens, comme je le fais ce soir, juste pour le plaisir de les sentir rouler sous mes doigts, tandis que toi tu roules sur ta route mouillée.

Faire compliqué quand on peut faire simple. C'est l'histoire de ma vie. Il n'y a pas de contradiction dans ce que j'ai dit l'autre jour. Les mentions très bien, je les ai eues aux examens que j'ai passés. Les échecs, aux concours. Connais-tu la différence entre un examen et un concours ? Un examen, par définition, t'examine pour voir si tu es au niveau : il s'agit d'être bon, c'est tout. Un concours t'impose d'être le meilleur, d'être meilleur que les autres, que tu sois bon ou pas. Si je fais compliqué, c'est que j'ai décidé de ne pas seulement passer des examens, mais aussi des concours. Si je fais compliqué, c'est que j'ai choisi une discipline jugée par une grande partie de la société inutile et vaine, au mieux bizarre et un peu folle. Et en tout cas, je le confirme, au vu des autres résultats que j'ai appris aujourd'hui à propos d'autres amis, sans débouchés. Sans débouchés matériels tangibles apparemment. Mais pas sans débouchés spirituels, ça j'en suis sûre. C'est encore une autre chose qu'il va me falloir faire comprendre à mes futurs adolescents.

Voilà, Fred, les réflexions de ma journée. Vu le temps que j'ai mis à écrire ces lignes, tu dois avoir largement fini ta course de "vroum vroum". A l'heure où tu écrivais ces lignes, coïncidence, la course se terminait tout juste... Tu dois être en train de brandir ta coupe de vainqueur. OUI !!! la même que l'autre jour, celle de la plus haute marche du podium ; 2 manches disputées et déjà deux victoires. Tu te souviens du nombre de fois où on a parlé du beau temps que l'on aime, j'ai envie de te parler de la pluie que je n'aime pas... ou plutôt que je n'aime que là. Ce soir en allant sur le circuit, je me réjouissais en voyant ces grosses gouttes tomber sur mon pare-brise, en me disant que tout à l'heure, elles allaient tomber sur la visière de mon casque, qu'elles allaient ruisseler sur nous, jusqu'à nous tremper jusqu'aux os... malgré les vètements de pluie, rendant tout plus difficile, nous aveuglant dans la nuit, ne pardonnant aucune glissade aux trop pressés... tu vois, moi aussi, ce soir j'ai aimé la difficulté, j'ai aimé concourir contre cette vingtaine d'équipes qui finissent tous derrière nous !!! J'espère que tu peux dire qu'aujourd'hui est ton "Jour V". V comme "Victoire", V comme "viens voir Eva comme j'ai bien roulé !" Peut-être y étais-tu... qui sait ? si "on" était chez toi, pour taper ce message à ta place comme alibi, pour tromper ton monde ?

Demain et après-demain, je vais te laisser bleuir nos pages tout seul. Peut-être pas demain, j'emmène un petit bout'd'chou voir ses idoles... Car des thésards de canapé vont venir squatter mon sofa, et j'ai peur de ne pas trouver le temps pour t'écrire. Tu vas pouvoir un peu me parler de toi... Me dire quel est ce coup de téléphone qui va peut-être te faire rebondir, par exemple. Quant à tes "on", tu en parles si tu veux. Je ne pose pas de questions. Tu ne poses pas de questions. C'est notre règle implicite. Ne pas entrer dans l'intimité de l'autre, même si la curiosité nous démange... Idem, puisqu'on joue avec les mêmes règles du jeu !

Je te laisse ici. Un canapé m'appelle et m'a promis de me confier cette nuit le secret de sa philosophie. Moi, c'est un bon, grand lit, si quelqu'un fait une thèse sur les lits, celui-ci est presque carré...

Bon week-end.

Eva.

Bon week-end à toi aussi,
Fredo (comme tu dis...)

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