9 septembre 1999

Bon... jour !!!

Alors, comment c'était ???

Je suis comme tous ces milliers de lecteurs, suspendu à tes lèvres pour recueillir tes premières impressions.
Et tout à coup tu es plus célèbre que si tu venais de te qualifier pour la finale de Flushing Meadows ou que ton prochain film avec Tom Cruise sortait mercredi prochain.

Ca rend fou, non ?

Allez, reprends tes esprits et, vite, racontes-nous !!!

A tout à l'heure,
Fred, fan #1


Sacré Fred !

Tu me réclames, hein ? Et pour me faire parler tu connais la technique. Je ne sais pas où tu l'as apprise. D'abord, tu me flattes, me comparant tour à tour à Steffi Graff et Nicole Kidman. Ensuite tu te fais tout gentil, allant même jusqu'à préparer toutes les tâches ingrates à faire sur ma page du jour (les liens et tout le reste). Hi, hi, tu mériterais que je te fasse attendre encore plus longtemps !! Mais non, tu sais bien que je suis pas comme ça... Allez, je te raconte...

Ca a commencé aux aurores, à cause de ce maudit bus dont je suis l'esclave. Quand je me suis levée, tout le monde était encore en train de dormir, c'est sûr. Toute la journée, on m'a demandé si j'avais réussi à dormir la veille de mon premier cours... Mais oui ! C'est l'effet zen dont je te parlais hier soir : ce calme et cette sérénité inattendus, inespérés même. Le trajet jusqu'au lycée a été assez pénible dans le bus, car, à cette heure matinale, il était bondé, et bondé d'élèves bien entendu, et je me suis retrouvée, moi, seule personne âgée de plus de 20 ans dans l'autocar, compressée entre un petit rappeur en survêtement Nike et une bande de quatre copines très bavardes. J'ai enfin pu souffler lorsque je suis parvenue à la salle des profs, quelques minutes avant mon cours. Les élèves s'imaginent qu'on ne les entende pas lorsqu'ils parlent entre eux. Mais j'ai bien entendu le "ça doit être la nouvelle prof" lorsque je suis passée dans le hall. Il faut dire que j'avais mis des sandales qui font du bruit : tu sais des chaussures dont chaque pas est destiné à affirmer auditivement ta présence sur terre. J'ai remarqué que le bruit des talons inspirait d'emblée respect et autorité.

A huit heures précises, mes talons et moi avons été bien obligés de quitter notre repli stratégique en salle des profs, pour affronter la salle des poulpes. ET JE LES AI ENFIN VUS ! Mes poulpes à moi. C'est vrai qu'une fois, il y a longtemps, j'avais désigné mes futurs élèves ainsi. En fait, expérience faite, je les comparerais plutôt à des vagues. C'est du moins l'effet qu'ils m'ont fait aujourd'hui. Je les connais à peine. C'était jusqu'à maintenant des noms d'une liste. C'est à peine si ces deux premières heures de cours ont suffit à en faire des visages. Pour moi, c'était un flot de voix et d'émotions qui semblait remuer doucement devant moi, et dont je sentais le mouvement de va-et-vient s'aventurant parfois à cogner contre le bureau sur lequel ma nouvelle fonction de capitaine m'avait fait échoir. Des vagues vivantes, comme le sont les vagues d'un océan - pas une mer, mais un grand océan qui tour à tour murmure et gronde, coulant doucement sur le sable, puis soudain éclatant comme scandalisé par la découverte d'un nouveau navire. Je sentais mes vagues remuer sous mes paroles. Je crois que c'est cela qui m'a le plus impressionnée : les vagues qui bougeaient devant moi étaient vivantes ! C'est bête à dire, mais les seules fois où, jusqu'à maintenant, j'avais parlé en public, c'était devant un jury de concours ou bien devant mes camarades de classe, lorsque j'étais au lycée. Et un jury de concours, si prestigieux soit-il, n'est pas vivant : c'est un marbre précieux et rare, mais complètement mort et immobile dans sa froideur. Ca ne fait pas de bruit. Ca écoute, ou ça fait semblant - mais surtout en ne montrant aucune émotion humaine, pas même l'ennui. Des camarades de classe, par contre, c'est vivant. Mais quand ce sont tes potes, en général, eux aussi font semblant de t'écouter, et réservent la décharge de leurs impressions pour la fin de ton exposé. Là, j'avais l'impression de voir remuer de jeunes vagues devant moi, en sachant en même temps que c'était moi qui déclenchait ces petites secousses. Par exemple, lorsque je suis rentrée dans la classe, certains se sont mis à se marrer. J'ai pas bien compris pourquoi. Des mouettes criardes sans doute, étonnées de voir un si jeune port. Puis je me suis mise à parler. Le calme plat. Ils écoutaient. Puis soudain une tempête. Les vagues se sont réveillées. Oh, rassure-toi, elles n'étaient pas violentes. Non, elles étaient juste jeunes et impétueuses. Mon océan était choqué d'entendre que j'allais leur donner trois dissertations à écrire par trimestre, dont le premier sujet serait donné dès la semaine prochaine. Ca les a beaucoup traumatisés : "quoi Madame ? vous pouvez pas nous faire ça ! on va pas y arriver !" C'était tout mignon de voir leurs regards paniqués.

Après avoir parlé pendant trois-quarts d'heures de l'organisation du travail de l'année, du programme, et de tous ces préliminaires, je n'avais plus rien à dire. Alors j'ai commencé le cours - le vrai cours, celui qu'ils allaient devoir noter, méditer, apprendre. Disciplinés, ils ont tous sortis leurs cahiers. Ils m'ont de nouveau écoutée. Puis, de nouveau, une tempête parmi les rangs. "Quoi Madame ? C'est quoi ces mots compliqués que vous employez ? Pourquoi vous parlez en grec ? On n'y comprend rien !" Bien sûr (et heureusement), ils ne m'ont pas parlé comme ça. Mais je n'avais pas besoin qu'ils me parlent, pour saisir ce qui leur arrivait. J'enseigne une discipline difficile d'accès, nouvelle pour eux, et ma langue élégante, avec ses concepts et ses étymologies, les a effrayés. Alors, pour calmer l'océan, j'ai quitté mes notes et le cours que j'avais préparé. Je l'ai répété, mais en changeant les mots, pour qu'ils soient plus simples. J'ai omis quelques références trop savantes. Je n'ai pas mis longtemps à me rendre compte qu'il fallait que je parle dans une autre langue que celle que j'avais apprise à l'université. Et les flots ont recommencé à voguer, grattant le papier, contemplant l'horizon vert du tableau. Par moment je leur posais une question. Et les vagues recommençaient à murmurer. "Ne parlez pas tous en même temps, s'il vous plaît. Que l'un d'entre vous lève le doigt pour répondre." Et là, de nouveau le calme total. Mais un calme pesant - celui d'une réalité bien humaine : c'est souvent à partir du moment où on leur donne la parole que les hommes se mettent à se taire, va savoir pourquoi. Mais j'ai tous les pouvoirs dans ma classe. A commencer par celui de donner la parole à celui qui n'ose pas la prendre.

Des mouvements de vague ne sont pas suffisants pour savoir ce qu'ils ont bien pu penser de moi. Ce que je sais, c'est que j'ai été bien maladroite. Je ne sais pas s'ils l'ont vu. Je m'efforçais de ne pas leur montrer mes hésitations. En fait, je ne sais pas ce que je dois penser de cette première journée. Je ne sais pas l'image qu'ils ont reçue de moi. J'espère avoir réussi à attraper dans mes filets une ou deux vagues provocatrices qui ont cherché à m'éclabousser. J'ai bien essayé aussi d'encourager une ou deux vagues intimidées. Mais je ne sais pas si ça a marché... Ils m'ont regardé, m'ont observé, écouté, cherchant à savoir ce qu'ils devaient penser de moi. Moi j'ai fait la même chose avec eux. D'ailleurs, depuis deux semaines, voilà ce que je n'arrête pas de faire, vu que je ne cesse de rencontrer de nouvelles personnes. On se regarde en coin, se demandant si on va rugir ou applaudir. J'ai presque hâte d'être demain, au prochain cours. Pour savoir quelle sera la météo marine...

Voilà ma première journée, Fred. Voilà sur quelle terra incognita (désolée, mes poulpes, je parle latin, mais vous n'êtes pas là pour m'écouter) j'ai échoué. Et toi, ça s'est passé comment pour toi, de ton côté ? Tu sais, il ne faut pas regretter d'avoir à changer toute sa vie. Je me suis rendue compte ce matin, de la chance que me donnait ce nouveau commencement. Je parlais avec un prof qui souriait de me voir excitée par mon déménagement, mon nouveau métier, ma nouvelle vie. Il m'a dit : "tu sais, Eva, tu as de la chance, toi, de tout changer comme ça. Tu recommences tout. J'aimerais, moi aussi, pouvoir faire comme toi, car je commence à me lasser de ma vie." Pourtant, il était jeune encore... Prends donc cette parole pour toi : tu vois comme tu es chanceux de partir, toi aussi, à la découverte d'une terra incognita - même si là bas, on prend le risque de se faire éclabousser quelque fois.

Eva.


Steffi Graff : mais elle a ton âge !!! Elle est à la retraite ;-)))

Tu crois que je devrais me mettre aux sandales à talons ???

Echoué : pourquoi l'utilisation de ce mot à double sens ? accosté, c'est bien aussi, non ? et ça donne une idée d'entamer une conversation, une relation !!!
Et pour revenir à la parenthèse précédente ; es-tu si sûre qu'aucun de chers poulpes ne te lit pas déjà par ici et ne pourrait bientôt te reconnaître (avec le bruit si caractéristique de tes talons ?)

En fait, je ne sais pas ce que je dois penser de cette première journée... Voilà, enlève "journée" et remplace par "entretien", et tu sauras ce que je ressens aujourd'hui. J'ai rencontré hier une personne charmante (mais c'est leur job que de l'être pour mettre à l'aise, permettre d'être assez détendu pour être vraiment soi-même et oublier les défauts que l'on aurait aimer cacher), qui m'a parlé d'un boulot intéressant dans une boite motivante... bref, un bon début, mais j'ai appris depuis le temps à rester lucide et cartésien, donc à me dire que statistiquement, le premier doit rarement être le bon et que mon intérêt pour ce job ne sera peut-être pas partagé par les responsables que je vais (peut-être) rencontrer (j'ai été reçu hier par un cabinet de recrutement, pas encore par l'employeur...) ??? Ou alors, je suis déjà l'élu sans le savoir et le destin farceur etc, etc...
Mais il me semble me souvenir qu'on a déjà parlé ailleurs de l'influence du destin et de la part du hasard, non ???

Quoi qu'il en soit Inch Allah, on verra bien...

Allez, cette fois-ci, à mon tour de te saluer... moi aussi, j'ai à faire demain matin,
bye Eva, fais de beaux rêves !!!

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