Ma tête commence à être pleine à ras bord. Il faudrait que je la vide un peu, mais ce n'est pas possible, je n'ai pas encore réussi à y faire entrer tout ce qu'il fallait. Ou plutôt c'est déjà rentré, mais j'ai du mal à coordonner tout ça pour qu'il en sorte quelque chose de cohérent. Enfin tout ça pour dire que si mon cours de demain (premier cours, je te le rappelle) pourrait encore faire illusion, celui de vendredi n'est pas du tout au point, et je me demande bien comment je vais pouvoir parler deux heures avec une pensée aussi peu construite. Je ne peux pas leur mettre une interro. dès le deuxième jour, il faut bien que je trouve quelque chose d'autre ! Enfin, s'il n'y avait pas ce problème (majeur je te l'accorde), je me sens, à la veille de mon baptême de prof, paradoxalement plus à l'aise que ces dernières semaines. Je dois être devenue zen, avec les années, ou quelque chose comme ça. Ca me fait toujours ça avant un examen : je panique pas mal bien avant la date fatidique et, le jour J, l'heure H, au moment d'entrer dans la salle d'examen et de rencontrer le jury, je suis étonnamment calme. Je n'ai jamais compris pourquoi soudain tout le stress pouvait s'écouler comme ça, à peine la porte franchie. Peut-être tout simplement est-ce que je suis complètement assommée par l'émotion et incapable de ressentir quoi que ce soit ! En fait, la question que je me pose est bassement matérielle, mais peut-être bien essentielle : comment vais-je m'habiller demain pour le premier jour ? Je t'explique pourquoi j'ai une telle interrogation ce soir. J'avais besoin d'aller au lycée ce matin, alors j'ai pris le bus qui va dans ce coin. Je prends le bus devant la cathédrale, point de départ de la ligne (mon lycée est au terminus). Au fur et à mesure que l'autocar s'arrêtait à une station, de jeunes lycéens montaient. Pas besoin de te dire qu'ils allaient tous dans la même direction que moi. Certains parlaient bruyamment : "ah, t'as vu cette vache de prof de chimie !... et t'as qui en histoire ?..." Moi, j'étais assise sur mon siège, le nez dans mon bouquin, mais l'oreille en éveil, attentive : on sait jamais s'ils se mettaient à parler de moi - du genre : "tu connais la nouvelle prof, Mlle Eva ? j'espère qu'elle est sympa !" Le plus comique dans la scène, c'est que je suis sûre que tout le bus était persuadé que j'étais moi aussi une des leurs. C'est pour ça que je ne décollais pas de mon bouquin : je n'avais qu'une hantise, c'est qu'un élève se tourne vers moi et me dise : "et toi, tu es dans quelle classe ?". Car il faut que je t'avoue quelque chose : tu mets un élève de 18-20 ans à côté de moi, et tu demandes à un jury innocent lequel est le prof, lequel est le lycéen, je ne suis pas sûre que la réponse que tu obtiendrais soit satisfaisante ! C'est une particularité génétique qui m'a été transmise par mes parents : dans ma famille, tout le monde a toujours fait moins que son âge. Alors quand on ne me connaît pas et qu'on me voit pour la première fois, il n'est pas rare qu'on me donne 18 ans ! Ce matin, donc, dans le bus, je me comparais avec mes élèves, et je me disais qu'en fin de compte, avec mes baskets en toile et mon sac en bandoulière, j'étais, à peu de choses près, habillée exactement comme eux ! Je peux bien explorer un peu plus ma garde-robe, pour demain, et dégotter une paire de chaussures à talons, ou une jupe, et forcer un peu plus sur le maquillage par la même occasion. Mais je ne tiens pas non plus à trébucher sur l'estrade avec mes chaussures trop hautes, ni non plus à ressembler à ma mère ! Donc... donc, ben, je sèche... T'en dis quoi ?
Eva.
Sur le parvis de la cathédrale, sur l'esplanade en haut des marches, sous le tympan, j'ai remarqué qu'il y avait toujours des gamins qui s'amusaient avec leur skateboard (oui un skate, et pas des rollers, désolée !). La présence toute proche de Dieu, l'appel du sacré, la réalité d'une histoire de pierre et de sang, tout ça, ça n'a pas l'air de les troubler du tout ! Ils s'imaginent sur une piste. L'autre jour, quand j'ai emménagé, il y avait un grand mariage à la cathédrale. Sans doute une grande famille avec un beau nom et beaucoup d'argent, car il y avait vraiment beaucoup de monde, et tous les hommes étaient en smoking et les femmes en tailleur avec de grands chapeaux. Et sais-tu qu'au milieu de cette belle assemblée, les skate-boarders étaient toujours là ? Ils slalomaient entre les invités. Dommage que je ne suis pas restée assez longtemps pour voir si l'un d'entre eux prenaient sa roue dans le voile de la mariée. Mais je t'assure que ça valait le coup d'oeil !
Allez, pense à moi demain ! Re-Eva.
Bonsoir Eva,
Le ton est sérieux, ce soir ; presque solennel ! Soit naturelle, soit toi-même... et tu seras crédible, Tiens pour te faire sourire, je me souviens de mon deuxième poste où j'avais une classe de Terminale (la même que j'avais fréquenté 3 ans avant). Avant le roller et les autres sports qui roulent, j'avais une moto, un blouson, des bottes... et dans cette fameuse salle des profs que tu connais maintenant, autant je trouvais pratique de laisser mon blouson de cuir, autant je ne me voyais pas laisser mes bottes, et je faisais mon cours de dessin (industriel) en déambulant avec ceci aux pieds et affublé d'une sorte de blouse... jusqu'au jour où un de mes poulpes sans doute plus doué pour le dessin d'art que pour l'autre m'avait croqué en une sorte de figurant d'"Il était une fois dans l'Ouest" ou autre western spaghetti, avec même, un chapeau de cow-boy imaginaire !!! On en a beaucoup ri et je n'ai pas eu à en souffrir. A part ça ? Et puis ce matin en me levant, la rage disparue, il restait l'impression que quelque chose venait de se terminer, tu vois, toute cette époque où le futile l'a emporté sur l'essentiel, le jeu sur le travail... et là, le jeu venait de se terminer, et il fallait travailler à nouveau, comme un déclic que tu attends avant de jeter toutes tes forces dans la bataille, à ne penser qu'à ça Le même jour que toi tu quittes un monde pour en découvrir un autre... ... et ça aussi, c'est la vie Allez, vivement demain !!! Fred, |
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