Salut Fred, As-tu passé un bon week-end ? C'est drôle, j'essaie d'imaginer ce que tu as pu bien faire ces deux derniers jours... et je n'en ai aucune idée ! Comme quoi, on a beau se regarder dans les yeux depuis de si longs mois, tu restes toujours inconnu pour moi ! De mon côté, ce week-end, j'ai recommencé à emménager des affaires. Vivre avec pour seule compagnie un matelas et un ordinateur commençait à me lasser ! Je n'ai pas encore fini de rapatrier (puisque que ma nouvelle patrie est ici désormais) toutes mes affaires, mais je commence déjà à mieux m'y retrouver. Maintenant, je peux m'asseoir et asseoir mes amis (enfin, je le pourrai quand je me serai fait des amis à Evaville...). Je peux manger devant une table, faire cuire des aliments dans un four. Je n'ai plus besoin d'enjamber des cartons de bouquins pour aller dormir - désormais ils sont bien sagement rangés dans de belles bibliothèques, alignés militairement selon mon classement personnel draconien (je suis très maniaque là dessus, il faudra que je t'en parle un jour). J'ai même une télévision - c'est dire ce que je m'embourgeoise, n'est-ce pas ? Bon, je n'arrive pas à capter la sixième chaîne, mais ce n'est peut-être pas si mal, car au moins je serai moins tentée de m'abrutir devant des séries américaines avilissantes. J'ai aussi accroché des tableaux sur les murs, parce que j'ai besoin de ces images là pour vivre. Il me manque encore beaucoup de choses. Mon petit Friedrich II par exemple, à qui j'ai laissé une belle place sur une des bibliothèques. Toutes mes plantes vertes ne sont pas encore là non plus. En guise de nature, j'ai toutefois déjà une petite rose, fraîchement cueillie et qui me regarde dans son verre-mesureur (je n'ai pas encore de vase !). Je n'ai pas encore non plus de canapé. Tu connais mon amour immesuré pour les canapés, n'est-ce pas ? J'ai passé une bonne partie de mon samedi à feuilleter des catalogues, dans l'espoir de trouver le canapé de mes rêves. Tu sais, un bon gros divan bien moelleux, dans lequel je pourrais m'affaler en toute impunité. C'est l'élément essentiel qui manque pour que je me sente chez moi. Je n'aime pas les chaises. J'ai toujours eu du mal pour m'y tenir normalement plus de dix minutes. Je ne sais pas pourquoi, me tenir droite, les pieds posés sur le sol, sur une chaise, m'a toujours demandé un effort suprême. En général, j'ai toujours les jambes là où il ne faut pas - sous mes fesses, sur le bureau, ou derrière ma tête (oui, je peux faire ça !). La façon dont je me tiens impressionne beaucoup les gens qui m'entourent. C'est pour ça que je veux un canapé : pour y jouer les acrobates en tout confort. Je t'ai dit que j'avais choisi cet appart' par coup de coeur, en dépit des voix averties de ma raison. La raison (pratique) aurait voulu de grands espaces de rangement, mais il n'y a ici aucun placard et, avec cet escalier impraticable, aucune possibilité d'en hisser jusqu'à mon étage. Il a donc fallu trouver une solution pour ranger mes vêtements. La solution, c'est une grosse malle ancienne, en cuir et en bois, qui, refermée peut en même temps servir de siège (en attendant le canapé). Tu vas me dire que c'est paradoxal de se fixer enfin dans un chez-soi, après trois mois d'errance par ci par là, en élisant pour mobilier une grosse valise. La malle ne symbolise pas vraiment la sédentarité, je te l'accorde. Mais cette malle est spéciale... Comment te dire... C'est une malle dans laquelle on aurait envie de mettre toutes ses affaires les plus précieuses, les affaires que l'on voudrait garder toute une vie. Une malle dans laquelle on enfermerait ses secrets - et même ses secrets les plus immatériels, les plus éva-nescents. Une malle qui serait à elle seule toute une maison et qu'il suffirait d'ouvrir dans n'importe quel lieu pour se sentir chez soi. Je ne sais pas pourquoi, en la regardant, je pense à Anna Karénine qui plie ses robes dans une de ces grandes malles pour s'enfuir en Italie. Je pense aussi à Nietzsche, grand philosophe voyageur, qui ne se déplaçait pas de l'Allemagne à la Méditerranée, en passant par la Suisse, sans une vieille malle dans laquelle étaient enfermées des pages et des pages de lignes écrites fébrilement dans la folie de ses inspirations. Oui, je pense à tout ça en regardant ma nouvelle acquisition ! Pour l'instant, elle attend les secrets que je voudrais bien lui confier... Quoi ? Mais non, pas question que j'y mette mon ordinateur !
Eva.
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