Eva ! Tu te souviens comment avant de démarrer ce journal, nous avions essayé de vérifier si personne n'avait fait avant nous ce que nous voulions entreprendre ? C'est-à-dire, jour après jour (ou presque !!!) raconter ce que la vie, nos vies, nous passait par la tête ; et de le faire tous les deux, ensemble, nous qui ne nous connaissons pas ??? Oh, je suis certain que tu t'en souviens ! Et aujourd'hui, comme par hasard, nous sommes tombés sur la même page "franco-canadienne" (quelle importance ?) de la Luciole et d'Alegria... Tu les as lus ??? Moi, je n'ai pas eu le courage d'aller jusqu'au bout ; mais je me demande bien ce qui a pu leur donner l'idée de faire ça ??? Tu vas me dire : "On a qu'à leur demander !!!" En attendant leur(s) réponse(s), je te laisse avec tes copies ;-)) ... à bientôt, Fred.
Fred ! Est-ce si grave de ne plus être les seuls à faire ce que nous faisons ? Faut-il leur en vouloir de nous imiter ? Chaque mot que nous écrirons ici restera toujours inédit. Chaque pensée nouvelle, comme née spécialement pour venir danser entre des lignes bleues et rouges. Aucun modèle, aucun émule ne pourra t'empêcher d'être à l'origine de tes propres pensées - à l'origine de ta propre vie. En quelque sorte, tout ce que nous écrivons ici reste une exception qui ne vient confirmer aucune règle - reste exceptionnel.
Mais trêve de belles paroles, je suis, ce soir, comme tous les soirs, bien fatiguée. Et je vais encore aller me coucher très tard. J'ai travaillé toute la journée. Mon stylo rouge s'use à une vitesse impressionnante, à force de s'étaler de long en large sur des copies quadrillées. Il est tout neuf pourtant, mais il zozotte déjà : il a répété toute la journée "manque de rigueur", "clarifiez votre pensée", "analysez", "définissez", et puis aussi : "langage familier", "terme impropre", "imprécis"... Les corrections ont été particulièrement pénibles, parce que je me suis promise cette fois-ci de faire une remarque positive (si minime soit-elle) dans chaque copie, histoire d'encourager un peu mes poulpes. Mais il y en avait que j'avais beau lire et relire, sur les lignes, entre les lignes, je ne trouvais vraiment rien de satisfaisant. Alors, pour des devoirs complètement vides et effrontément courts, où une misérable idée se battait en duel avec sa propre image, je me suis forcée à noter : "un effort de clarté". De toute façon, je ne me leurre pas. J'ai passé plus de 10 heures aujourd'hui à corriger toutes les copies et à concocter de beaux petits corrigés, mais je sais que mes poulpes ne verront rien (enfin si, ils verront, mais feront semblant de ne rien voir), et, comme d'habitude, je le sens, ils me feront la tête, me vouant une haine innomable, me rendant responsable de tous les maux possibles - à commencer de leur propre paresse. De toute façon, qui n'a jamais été détesté par une vingtaine d'adolescents ne connaît rien à la vie... Mais ce n'est pas de cela dont je voulais te parler ce soir, Fred. Je commence à avoir l'habitude de monter sur l'échaffaud maintenant. Je voulais plutôt te poser une question. Ou plutôt te demander conseil. La question est celle-ci : que dois-je dire : oui ou non ? Oui ou non ? Je vais tout de même te raconter de quoi il s'agit... J'ai vécu les deux tiers de ma vie avec un chat, et je rêve, maintenant qu'il n'est plus là, de vivre tous les tiers de ma vie qu'il me reste à vivre avec un autre chat. La chaleur d'un calin soyeux, le doux ronronnement d'une machine de poils, la sérénité d'une présence féline me manquent... J'attends qu'un regard félin vienne veiller sur ma vie, du coin de son sommeil, depuis plusieurs années. A chaque fois, je renonce à écouter mon envie, par obéissance à mes parents qui sont formellement opposés à ce que je prenne un chat. Je suis une fille obéissante. Mais... mais si j'attends que mes parents me donnent enfin l'autorisation de vivre ma vie d'adulte et de prendre moi-même les décisions qui ne concernent que moi, des dizaines de tiers de vie auront passé. Sans chat. Certes, je ne passerais pas des tiers de vie à regretter d'avoir adopté un animal qui au moment des vacances deviendra forcément encombrant (c'est-à-dire pendant à peu près un sixième de mon existence, en gros, si je compte les week-end). Mais j'attendrais pendant des tiers et des tiers un Messie félin que je ne laisserais jamais venir. Demain, je devrai répondre à la personne qui m'a demandé si je voulais le dernier petit chaton de la portée qui vient de naître. Je lui dis quoi : oui ou non ? Oui, je désobéis à mes parents ? Non, je renonce encore une fois à mon désir ? Oui ou non ?
Eva |