Bonsoir Fred ! Passer dans les couloirs d'un lycée entre deux heures de cours, dans l'intervalle de temps et d'espace qui relient deux matières, deux classes, est une entreprise souvent risquée. C'est presque se retrouver dans une jungle. Ca crie, ça se bouscule, ça se bagarre, ça s'embrasse goulûment aussi. Il y a un grand débat entre les professeurs : faut-il intervenir pour réprimer ces débordements, ou bien le professeur hors de sa classe n'a pas à se soucier de ce genre d'événements habituels (tant que cela ne se termine pas dans le sang bien entendu) ? Moi je suis plutôt partisante de la seconde possibilité. J'ai déjà du mal à accepter le fait d'être policier, alors je ne vais pas faire du zèle lorsque je me balade dans les couloirs. Mais là n'est pas ce dont je voudrais parler. Si je dis ça, c'est que j'ai compris aujourd'hui pourquoi, dans leurs moments de répit, lorsqu'enfin les profs les remettent en liberté, les élèves ont besoin ainsi de décharger à l'extérieur d'eux toute l'énergie qu'ils ont violemment comprimée pendant plusieurs heures, assis sur une chaise, bien droits entre quatre murs et de longues lignes de texte. J'ai compris, parce que c'est que nous faisons lorsqu'on nous transforme en élève, par la force et la contrainte, le mardi à l'école des profs. Pendant trois heures, nous supportons des discours assommants, prenons un air très intéressé, hochant de la tête à moments réguliers pour paraître attentifs. Nous supportons stoïquement les discours d'un prof qui doit vraiment avoir besoin d'argent pour donner ainsi des cours à d'autres professeurs. Parce que c'est bien un cours, où on nous rabâche des évidences que nous connaissons puisque nous sommes devenus nous-mêmes profs - et non une conférence où des idées inédites (ou semblant l'être) sont exposées. Bref, nous supportons. Mais lorsqu'enfin on nous lâche, c'est l'explosion. Explosion brutale et impressionnante, bombe atomique. Aujourd'hui c'était pire que tout. Sortis de l'école, nous nous sommes transformés en bêtes sauvages, libérant joyeusement toute notre énergie dans des explosions de rire. Des rires idiots, des rires fous, qui se déclanchent pour des riens. Nous retournons chaque mardi au même petit restaurant. Le garçon commence à nous connaître, lorsqu'ils nous voient arriver tous les quatre. Aujourd'hui je n'ai même pas pu finir mon plat, tellement j'étais interrompue à chaque bouchée par un grand éclat de rire. Tu sais ces rires nerveux et libératoires à la fois. Le vin, la chaleur, la bonne entrecôte grillée, j'ai cru que j'allais éclater. Lorsque nous sommes revenus à l'école des profs, nous avons été obligés de reprendre nos masques. C'était terrible. Assis sur nos chaises, fixant chacun un point fixe de la salle, nous forçant à ne pas nous regarder car nous savions que le moindre regard croisé provoquerait une nouvelle bombe de fou rire. Tu vois ce que nous endurons, Fred ! Deux heures de rire total pour supporter douze heures de discours assommant. Je pardonne à mes élèves qui crient dans les couloirs en sortant de mes cours (en y entrant aussi). Comment pourraient-ils survivre sinon ? Il n'y a rien de pire qu'un prof !
Eva.
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