Les profs parlent |
Vendredi 30 mars 2001
J'ai relu ce que je disais l'autre jour à propos de mes Poulpes, et je suis presque étonnée d'y voir autant de violence. Enfin, je ne suis pas si étonnée, car c'est ce que je pense encore. Mais je suis étonnée de le penser. Parce que je ne devrais pas : je ne devrais pas ressentir parfois l'envie de changer de métier alors que je le fais depuis un an et demi à peine, je ne devrais pas imaginer que les élèves sont bêtes, alors que justement mon travail consiste à les rendre intelligents, je ne devrais pas désespérer de ma position, alors qu'elle offre autant d'avantages. Je culpabilise, je dois l'avouer. Honte à moi de ne pas aimer sans restriction ni mesure mes élèves ! Honte à moi de ne pas proclamer que ce n'est pas le "plus beau métier du monde" que d'être enseignant ! Honte à moi de ne pas me croire garante d'une mission éducative vitale ! Dans mes moments de fatigue post-poulpienne, je me sens fautive : si j'ai l'impression que je ne suis pas un bon professeur, n'est-ce pas justement parce que je n'aime pas assez mon métier ? si je ne ne suis pas pleinement heureuse dans ce poste, n'est-ce pas précisément parce que je ne crois pas profondément à l'utilité de ce que je fais et à la valeur de ce que je donne ? L'autre jour, à la bibliothèque, je suis tombée sur un petit livre intitulé Mémoire de profs. Le journaliste qui l'a écrit s'est contenté en fait de rassembler divers témoignages de professeurs de tous les âges et de tous les coins de la France. "Les profs parlent", dit-il, de façon déliée et "sans censure". Bien entendu, beaucoup de profs révèlent leurs difficultés (car le bouquin se veut objectif et prétend offrir tous les points de vue), mais il y en a aussi un bon nombre qui vante avec emphase la grandeur et la beauté de leur métier. Ainsi, voici ce que peut dire un professeur d'allemand de 42 ans (et quinze ans de service, quand même !) : J'hésite devant de telles paroles entre deux attitudes : me tordre de rire en me tapant sur la cuisse, ou bien aller illico au bureau des réclamations (ça doit bien exister quelque part, même dans l'Education Nationale), car j'ai dû quelque part être trompée sur la marchandise ! J'aimerais de tout mon coeur pouvoir penser comme ce gentil prof dans quinze ans. Mais il me semble que je ne le pourrais qu'à condition de vivre enfermée dans un univers clos et irréel. Loin d'être d'accord avec ce valeureux monsieur, je trouve que les jeunes sont terriblement adultes - adultes non pas au sens de "raisonnables" (il y a beaucoup de chemin à faire jusque là pour certains), mais au sens de "blasés" et "las". Les jeunes ne croient pas en grand chose. Et s'ils ont malgré tout des valeurs, elles n'ont rien de positives et de constructives. C'est plutôt une culture du "j'm'en fous". Ce n'est pas facile de les bouger - du moins dans le bon sens - et de leur apprendre à regarder ce qui est autour d'eux. Quant à la prétendue générosité des adolescents, je la cherche toujours. Je mets beaucoup de temps et fais beaucoup d'efforts pour préparer de bons cours, mais j'ai l'impression qu'ils ne se transforment en pâte à mâcher une fois qu'ils n'entrent dans la tête des élèves. J'essaie d'être attentive aux attentes, mais je me heurte à des silences. Il semble à certains qu'apprendre est une maladie contagieuse contre laquelle il faut absolument se prémunir. Est-ce la réalité de l'enseignement ? Ou bien moi qui seulement ne sais pas voir ni les choses ni les gens ? Bien entendu, il y a malgré tout le reste... Cet élève qui me pique Le Monde à la bibliothèque et qui m'écrit des dissertations chacune meilleure la précédente... Ou bien cet ancien élève qui m'a gratifiée d'un grand sourire lorsque je l'ai croisé à la station d'essence tout à l'heure et dont je me suis rappelée qu'il avait eu 15 au Bac, alors qu'il atteignait péniblement la moyenne toute l'année et qu'il était dans une situation difficile... Ou encore cette joyeuse classe peuplée de jeunes gens si enthousiastes qu'ils se battent presque pour aller au tableau répondre à mes questions... Oui, il y a tous ces beaux restes là. Ils sont savoureux et encourageants, même si assez rares. Cependant, en quoi suis-je responsable de la réussite d'un bon élève ? S'il réussit et s'épanouit, c'est qu'il avait la volonté et la motivation avant moi. Au mieux ai-je contribué à les maintenir éveillées et vivantes. Peut-être que mon problème est là : je voudrais tout, alors qu'il faut savoir se contenter du minimum. J'aimerais servir à tous les élèves, leur apporter tout ce dont ils ont besoin pour grandir. Mais je ne suis utile qu'à un petit nombre. Au lieu de voir ce que j'ai apporté à ceux-là, je vois ce à quoi les autres se sont heurtés en s'enlisant dans leur indifférence et leur ignorance. Peut-être que le prof heureux admire ce qu'il a produit auprès des premiers, et ignore volontairement tous les échecs qu'il a essuyés avec les seconds. Peut-être que croire en ce qu'on fait, c'est accepter de ne pas pouvoir tout faire...
_______________________________________________ Ce que je lis en ce moment : Une femme - Annie Ernaux Persuasion - Jane Austin Ce que j'écoute : de vieilles chansons des années 1950 La cause précise mon amertume : trois ou quatre élèves que je ne peux plus supporter dans une de mes classes |