Toute nue



pour m'écrire







































































hier demain
Mercredi 4 avril 2001

Ca y est, je suis retombée dans une crise de paranoïa ! En regardant les statistiques de ce site (cela m'arrive régulièrement parce que cela m'amuse de voir que je suis lue depuis des coins du monde très différents), je me suis aperçue que plusieurs visites avaient été faites dans ma vie écrite depuis la ville de... Evaville ! Quel choc que de s'apercevoir que probablement un de mes voisins est en train de pénétrer ainsi dans ma vie, sans que je le sache ! Curieusement, j'ai eu quelques frissons plus violents encore que ce jour où ma mère m'avait annoncé abruptement que mon cousin m'avait vue sur Internet. En effet, il m'est dans ce cas-ci impossible de savoir qui peut bien me lire depuis chez moi : du coup, mon imagination s'est mise à vagabonder d'un lieu à l'autre, d'un visage à l'autre. Tout le monde y est passé, mes soupçons se déplaçant d'une personne à l'autre : Ne serait-ce pas Machin qui m'a découverte ? Impossible, ce jour là à cette heure là, il était avec moi ! Ce prof qui l'autre jour s'est exclamé qu'il était sur Internet, alors ? Ou alors toute ma classe de Poulpes (les super chiants que j'ai du mal à supporter) ? Ou alors mon proviseur avec qui j'étais hier en conseil de classe ? Aaaahhhhh ! Ce Aaaahhhhh ! exprime bien entendu sous forme onomatopique mon énervement teinté d'excitation et d'angoisse : suis-je - ou non - découverte ? Une personne que je connais et qui me connaît me lit-elle ? Ce n'est pas que je ne veuille pas que quelqu'un de mon entourage me lise - mais c'est que je veux savoir qui, pardi ! Je me suis même imaginée qu'une des lectrices avec qui je corresponds depuis quelques jours était la suspecte recherchée, et je me suis mise à l'interroger pour savoir où elle habitait... Si ce n'est pas impoli, ça !

Cela m'énerve de réagir ainsi. D'abord parce que cela prouve combien je suis capable de me faire des films à propos d'événements anodins qui ne mériteraient pas qu'on leur accorde tant d'importance. Car pourquoi la personne d'Evaville qui me lit me connaîtrait forcément ? J'ai déjà avoué que je connaissais peu de gens ici. Mais surtout, cela semble prouver aussi que je ne suis pas si à l'aise que je veux bien l'avouer avec ce journal. Ai-je donc honte de ce que j'écris pour avoir peur à ce point d'être découverte ? Suis-je donc si convaincue que tout ce journal n'a pas assez d'intérêt pour mériter d'être révélé à des personnes qui pourraient me dire en face ce qu'ils en pensent ? Ai-je donc peur du jugement (forcément négatif à mes yeux) de mon entourage ? Ou alors, tout simplement, est-ce que j'estime que mon intimité a été violée parce que quelqu'un à qui j'avais secrètement et tacitement donné l'interdiction de me regarder a osé, même si c'est par hasard, me contempler du coin de l'oeil ?

Pourquoi ai-je honte que l'on voit ce que j'écris ? Emmanuel Levinas (attention, la prof ré-apparaît avec ses grosses références !) dit que la honte vient de l'impossibilité de notre être à se désolidariser de lui-même, l'incapacité à rompre avec soi-même. Etre honteux, c'est se sentir tout nu et surtout se rendre compte que dans cette nudité, il est impossible de se soustraire aux regards et de s'évader en quelque sorte de sa propre image. Voilà ainsi ce que dit le philosophe (je viens de retrouver le passage, même si je ne suis pas sûre de l'avoir bien compris) :

"Ce qui apparaît dans la honte c'est précisément le fait d'être rivé à soi-même, l'impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même"
(c'est dans l'ouvrage De l'évasion, mais je ne l'ai pas lu en entier, donc j'espère ne pas déformer le propos).

Il me semble que la honte que j'ai à me croire découverte vient de là : de l'impossibilité devenue réelle alors de me cacher à moi-même, de l'incapacité devenue patente de pouvoir continuer à garder mon quant à moi, fait de secrets et de silences. Il me semble que face à celui qui me verra à la fois me vivre et m'écrire, c'est-à-dire qui fréquentera à la fois mon moi réel et agissant et mon moi pensant et écrivant, je ne pourrai plus rien garder pour moi-même et qu'il ne me restera aucun lieu rien qu'à moi pour me cacher ou pour reprendre haleine. Dévoilée à tous les regards de mon entourage, j'aurais l'impression d'être démunie, dépouillée, volée même. Je me sentirais toute nue, sans le vêtement des mots pour dissimuler mes secrètes formes.

Au fond, écrire sur Internet, c'est exactement comme être acteur sur une scène de théâtre (j'ai expérimenté cela dans mon passé) : on est prêt à toutes les folies tant qu'il n'y a dans les spectateurs que des anonymes (qu'ils soient 100 ou 10000), mais dès que l'on sait qu'il y a dans la salle les parents ou les amis, les mains se mettent à trembler, la sueur à couler le long de son front, et l'on se sent soudain tout intimidé, tout penaud, comme si deux ou trois personnes étaient bien plus impressionnantes qu'une foule entière. C'est exactement comment je me sens lorsque j'imagine que quelqu'un que je connais me lit en ce moment.

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Ce que je lis en ce moment : Persuasion - Jane Austin
Ce que j'écoute : Thomas Fersen - le génial album Les ronds de carotte que je ne connaissais pas
Question technique soulevée par un lecteur : avez-vous des difficultés à entrer dans ce site avec Netscape ?
(merci de me le dire si c'es le cas !)

(c'est marrant je parlais un peu de la même chose)