Les adieux



pour m'écrire































































hier demain
Mardi 5 juin 2001

Je me souviens très bien de notre dernier cours de l'année avec mon prof de philo de Prépa. C'était en juin, comme en ce moment. Le temps était lourd et la chaleur pesante, comme aujourd'hui. Il nous avait fait cours comme à l'accoutumée, et puis, voyant les dernières minutes de l'heure arriver, il avait pris soudain un air grave et digne. Il nous avait fait un discours posé et pourtant tremblant sur l'enseignement, sur le savoir, et puis surtout sur la vie - sur notre vie -, sur l'avenir - sur notre avenir. Nous l'avions écouté avec sérieux et solennité, parce que c'était un professeur sérieux et solennel. Mais nous l'avions surtout écouté avec émotion et trouble, parce que derrière le noeud papillon qui lui serrait le cou nous avions senti sa voix se nouer et parce que derrière son air grave et posé nous avions repéré cachée sous les plis du visage une minuscule larme. Cela nous avait fait à tous quelque chose de quitter notre prof. Même ceux qui avaient passé leur temps à se moquer de lui en secret ou bien à couvrir les marges de leur cahier de caricatures de son noeud papillon avaient marqué un silence respectueux devant ce discours d'adieu si émouvant.

Rien de tout cela avec mes Poulpes à moi. Sûrement parce que mon charisme n'a nulle commune mesure avec celui de mon prof de Khâgne. Peut-être aussi parce qu'il y a très peu de points communs entre un élève studieux et ambitieux de classe préparatoire et un élève Lambda d'un petit lycée de province.
En tout cas, en ce jour d'adieux mutuels, mes élèves n'ont pas brillé par leur présence respectueuse. Je dirais plutôt qu'ils se sont distingués par leur silence : ils n'étaient pas là ! J'avais une classe vide devant moi. Comment voulez-vous que je prononce moi aussi, en l'honneur de mon ancien maître, un discours émouvant plein d'encouragements et d'espoirs ? Comment, sans public, essuyer moi aussi ma petite larme ?
la classe est vide

Pour me consoler, je me dis qu'un prof n'est pas un acteur de télévision et qu'on ne peut mesurer l'efficacité de son enseignement par des chiffres d'audience (c'est pour cela qu'on ne donne pas en début d'année des télécommandes aux élèves). Pour me redonner du courage et de l'estime pour ma propre valeur, je m'efforce de me remémorer le cri de déception de mes Premières à l'annonce de mon départ du lycée l'année prochaine ("oh Madame ! comment on fera sans vous l'an prochain ?"). Et puis pour continuer d'y croire, je me dis que je vais garder un grand souvenir de cette longue conversation que j'ai eu en tête à tête avec une élève motivée qui était venue pour que je l'aide à réviser et pour que je lui redonne confiance. Sans le savoir, c'est elle qui m'a redonné confiance.

Enfin, pour être juste et honnête, je me rappelle aussi de ce jour de fin de printemps il y a plus d'une dizaine d'années. C'était le dernier jour de classe, la dernière année de collège. Avec mes copains, on avait prévu de faire l'école buissonnière dans le parc. On avait pris nos vélos et on avait décidé de sécher les cours. Ce n'était pas qu'on n'aimait pas notre prof de français. C'était une vieille grosse dame qui portait des blouses à fleurs et qui nous racontait combien cela avait été dur de vivre sous la guerre mondiale (la deuxième, pas la première quand même). Elle nous interdisait de lire Zola parce que ce monsieur racontait de "vilaines choses" pour les jeunes filles, sans s'apercevoir que ce véto absolu nous faisait nous plonger avec excitation et délice dans Nana et dans La Bête Humaine. Je l'aimais bien malgré tout cette prof qui me donnait tout le temps de bonnes notes. Seulement, cette après-midi là, nous voulions tous voir les vacances arriver un peu plus tôt. Mais, par un malheureux concours de circonstances, en quittant le collège en fraude, j'étais tombée nez à nez sur elle. J'avais croisé son regard à la porte de la salle de classe. Elle avait cru que j'allais entrer en cours, et j'étais lâchement partie rejoindre mes amis. Moi, l'élève sage, je m'étais délibérément enfuie, comme par défi. Elle avait dû sentir ce refus comme un affront. Le sentiment de culpabilité n'avait pas été toutefois si douloureux, car je me rappelle d'avoir passé ce jour là une après-midi délicieuse.

Cependant, j'imagine qu'aujourd'hui mes élèves absents l'étaient pour me faire payer délibérément cette après-midi d'école buissonnière d'il y a dix ans. Ils ne sont pas venus simplement pour me montrer quel goût a l'ingratitude lorsqu'on en est la victime et non plus l'auteur juvénile. Ca doit être ça. C'est sûr.



_______________________________________________
Ce que je lis en ce moment : Fictions - Borges
Ce que j'écoute : Tchaïkosvky - Album pour enfants

Il y a deux ans.