Lézardement |
Samedi 7 juillet 2001 Miaou les gars ! J'profite d'un moment d'inattention de ma chère maîtresse pour poser mes pattes sur le clavier. Eva ne fait que lire et regarder la télé... si c'est des occupations saines, ça ! Y'a la nature à ses pieds, mais elle prend même pas la peine d'y poser un seul orteil. Il paraît qu'il fait pas beau, que ça vaut pas la peine de sortir, qu'elle a rien à faire dehors, et patati, et patata. N'importe quoi ! Comme je suis une bête sympa, je m'efforce de donner à ma maîtresse la nature qu'elle veut pas aller chercher. Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse... Je suis gentille avec elle, moi. Mais elle, elle se lamente comme si elle vivait la fin du monde en direct. "Ouin... c'huis toute seule ! Ouin... dans quelques jours j'ai un an de plus ! Ouin... y'a personne qui m'aime ! Ouin... j'ché pas quoi faire de ma vie ! " Non mais je vous jure ! A son âge, pleurer comme ça, comme un bébé ! Pourquoi retourner à ses plaintes d'adolescente tourmentée sous prétexte que la semaine prochaine elle va devenir encore plus vieille ? Pourquoi le temps rend-il les gens plus stupides et plus fragiles, au lieu de les fortifier et de les embellir comme il devrait logiquement le faire ? Mais où est la logique quand on met à se fuir soi-même et qu'on n'ose plus se regarder en face sans frémir ? Vous comprenez pourquoi je ne sais plus quoi faire avec Eva. Elle dit qu'elle a pas pris la vie du bon côté. Mais qui lui a donc mis dans la tête que la vie avait un côté ? Certes, la plupart des objets de ce monde ont une face : une pièce de monnaie repose nécessairement à pile ou à face au fond d'un portefeuille, un corps humain a forcément un envers et un endroit - un endroit qui dévisage avec curiosité et un envers qui se laisse contempler avec perversité. Mais la vie, elle ? Est-ce qu'elle devrait nécessairement se dérouler dans un seul sens, au point que toutes les autres directions imaginables seraient nécessairement mauvaises ? Bien sûr, il y a le sens naturel - celui, linéaire, de la finitude, qui va d'un début vers une fin, en faiblissant inévitablement en chemin. Mais à côté de la biologie, il y a tout le reste. Et pour tout le reste, il n'y a ni loi ni guide. Aucun chemin tracé. Aucun itinéraire obligatoire. C'est ça qui lui fait peur à Eva. Car elle se dit qu'elle a pris le mauvais chemin, tout en sachant qu'il n'y en a ni de bon ni de mauvais. Elle aimerait qu'on lui dise où aller pour qu'elle puisse y aller les yeux fermés. Comme ça, si ce chemin ne lui plaisait pas, elle pourrait ronchonner et arguer que ce n'est pas sa faute si elle trébuche et titube. Mais comme il n'y a pas de bornes kilométriques indiquant la direction à prendre sur le chemin sur lequel elle s'est engagée, elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même si ce chemin est tout laid et tout noir. C'est elle qui ne parvient pas à en prendre les virages. C'est elle qui s'arrête à chaque mètre pour reprendre sa respiration comme si elle la perdait à chaque fois qu'elle inspirait. Alors voilà. Eva marche seule sur une route qu'elle n'aime pas. Au point qu'elle ne se donne pas même la peine d'en contempler le paysage, comme si celui-ci ne pouvait pas comporter malgré tout quelques beautés. C'est pas qu'elle n'a pas su prendre la vie du bon côté, c'est qu'elle ne sait pas la regarder à l'endroit. Partout elle ne voit qu'un paysage en négatif. Ce sont les couleurs qui sont inversées, et non pas les directions. Je sais. C'est dur de regarder là où il faut, quand ce "il faut" n'existe pas et quand il n'y a pas de "tu dois". Mais quand même... c'est la seule condition pour continuer à avancer. Il faut qu'Eva accepte mes lézards frétillant. Peut-être que comme ça elle acceptera enfin de croire que sa vie n'est pas si lézardée qu'elle en a l'air... Hannah. Il y a un an.
Il y a deux ans. |