La vieille dame aux chats |
Dimanche 26 août 2001
C'est dès le premier soir, parce que nous avions pris l'habitude de nous promener près du canal le soir, avant d'aller nous endormir, que nous l'avons remarquée.
Tous les soirs, à la même heure, nous venions près de sa fenêtre capter les mêmes gestes et les mêmes paroles. Nous qui, à nous trois, additionnions peut-être son âge, nous la regardions en silence avec une expression mitigée. Cette vieille dame, nous la voulions comme grand-mère pour qu'elle nous donne un petit peu de cet amour qu'elle ne savait pas où mettre. Et puis, en même temps, nous nous disions sans nous l'avouer que nous redoutions de devenir comme elle, plus tard, aussi seule, aussi perdue, aussi loin du monde des hommes. Quand elle avait appelé tous ses chats, faisant entrer les plus petits dans son salon, et qu'elle était elle-même partie se coucher, quand on voyait la lumière de la dernière fenêtre s'éteindre, nous retrouvions la parole. Nous nous inventions des histoires sur la solitude de cette vieille dame avec sa grande maison et tous ses chats. De chacun de nos récits, elle était l'héroïne gentille et généreuse. C'était le monde extérieur, avec ses impératifs sociaux prétendument sensés et objectifs, qui faisait figure de démon et c'était elle qui incarnait la vraie vie - celle qu'il était seule digne de vivre, parce qu'elle était faite d'amour et de charité. ![]() Et puis un soir, alors que nous étions près du pont, nous avons vu une ombre jeter avec violence des sacs en plastique dans l'eau. Le geste était insensé et stupide, et, pire encore, avec l'obscurité de la nuit déjà tombée, devenait mystérieux et presque machiavélique. Un peu effrayées, nous nous sommes approchées quand même. Nous avons reconnu, malgré la nuit, la blouse à fleurs et la coiffure blanche. C'était elle. C'était notre vieille dame. Celle de notre maison au bel escalier. Celle de nos chats. Pourquoi donc jetait-elle des objets dans le canal ? Pourquoi une telle fureur dans le geste ? Et d'abord qu'y avait-il dans ces sacs ? Que cachait-elle ? Que dissimulait donc en vérité cette douce générosité féline qui, les autres soirs, nous avait tant charmées ? Brusquement nous quittions Trente Millions d'amis pour entrer dans un roman d'Agatha Christie. Et si la vieille dame fomentait un crime ? Et si c'était d'un cadavre qu'elle se débarrassait ainsi ? Et si ce n'était qu'une vieille folle non pas délaissée par les hommes, mais elle-même incapable de les aimer ? Ce soir là, notre histoire de vieille dame prit un tout autre ton. Il y était question de crime et de folie, de vengeance et de haine. Nous étions entrée dans une autre littérature : celle des frissons d'effroi morbide, et non plus celle des émotions de bonté larmoyante.
Lorsqu'on interprète, on se fait bien souvent le passeur de l'erreur, parce que l'on se faufile plus entre les marches de l'imagination qu'entre celles de la vérité. Mais qu'importe, il semble que l'on préfère la fausseté à la vérité : plutôt une histoire, fut-elle forgée de toutes pièces, que la vérité, si celle-ci est terne et banale. Plutôt le plein que le vide. Plutôt l'être que le néant. Tant pis si c'est mal rempli. Pourvu qu'il y ait quelque chose à se mettre sous l'imagination. Il m'arrive moi aussi d'inventer des histoires de ma vie. Juste parce que moi aussi je n'aime pas le vide et que j'ai besoin de remplir mon néant. Bien sûr, je sais que ce ne sont que des histoires. Mais parfois je me mets à y croire. Parfois même, je m'en effraie. Comme ce soir là je l'étais devant la vieille dame sur le pont. Croire en ses mensonges, c'est le commencement de la chute. Bientôt je commencerai à parler aux chats des rues. C'est sûr... ![]() _______________________________________________
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Il y a deux ans. |