26 août 1999

Bonsoir Fred,

J'ai expérimenté cet été dans un de mes voyages que, lorsqu'il y a un petit pont de cordes et de planches de bois au-dessus d'un glacier dont sort un torrent très impétueux et aux eaux très très froides, il faut quand même franchir l'obstacle, si la suite du trajet continue de l'autre côté de la montagne. Si vide et si solitaire soit l'abîme au-dessous des petites planches de bois. Bientôt tu le verras toi-même : je t'enverrai la photo.

Ainsi aujourd'hui, sans l'aide de personne (pas même celle de nos lecteurs), et malgré mes appréhensions, je me suis dit qu'il fallait arrêter de se poser des questions et de se demander comment ça pouvait bien marcher un prof... et j'ai préparé mon premier cours. Une introduction en bonne et due forme, admirablement structurée avec un plan en trois parties. Et finalement tu sais, ce n'est pas si difficile ! J'ai même trouvé ça plutôt rigolo. Je me suis amusée à trouver les mots qu'il faut pour faire comprendre les idées, à expliquer les notions, à fixer les concepts. Au bout d'un certain temps de ce travail, je me suis soudain souvenu de l'époque où j'étais petite. Non, pas lorsque j'avais l'âge de mes élèves, mais plus petite encore - disons de l'âge de l'une de tes petits diables. Il y avait un truc que j'adorais faire lorsque j'étais enfant - tu as le droit de dire que déjà je n'étais pas constituée comme tout le monde - c'est jouer à l'institutrice. Et pas seulement faire la maîtresse d'école pour commander et me faire obéir de mes copines, mais vraiment être le professeur et l'élève en même temps, c'est-à-dire à la fois donner des devoirs et les faire. Il y avait donc toujours une période pendant les vacances où je prenais de grands cahiers et avec mon plus beau stylo, je faisais tous les exercices que je trouvais dans de vieux livres de classe que j'avais dégottés dans le grenier de mes grands-parents : des problèmes de maths avec des fuites de robinets, des tables de conjugaison de verbes irréguliers, et puis surtout des rédactions avec par exemple pour sujet "racontez vos vacances". Oui, je faisais tout ça sans être forcée par personne ! D'ailleurs je crois qu'à partir du moment où un adulte m'aurait obligée à faire tous ces devoirs, je n'y aurais trouvé plus aucun plaisir et donc le désir de produire ainsi un travail se serait évanoui. Tu ne me crois pas ? Je pourrais te sortir des pages et des pages de problèmes de toutes sortes qui doivent maintenant dormir dans un placard ! Je ne sais pas pourquoi j'aimais autant ce genre de travail, à l'âge justement où les enfants rechignent un peu parfois à aller à l'école. Je pense que c'était le plaisir de comprendre et de faire comprendre que je recherchais. Un certain besoin de construction intellectuelle et de clarté aussi que je devais ressentir déjà instinctivement. Et puis je découvrais une certaine joie que peut donner l'illusion de dominer un savoir.

Ce sont tous ces sentiments qu'il m'a semblé retrouver aujourd'hui, en construisant mon cours : une certaine excitation dans l'impression de supériorité que peut procurer la possession de la connaissance, et une envie de donner ce savoir. Mais la seule différence - de taille me diras-tu - c'est que là c'est du sérieux et que ce n'est plus un jeu ! C'est cela qui rend la tâche un peu difficile, ou du moins dangereuse et périlleuse. Je me rends compte de la responsabilité que je vais avoir. Cette fois-ci je jouerai un seul rôle : je ne serai plus à la fois le professeur de mon élève et l'élève de mon professeur. Cela rend le travail de préparation un peu laborieux : je me sens obligée de vérifier chaque information dans les livres et de surveiller que je ne fais pas d'erreur. Car si c'est le cas, si lorsque je serai devant la classe je raconte une bêtise, deux cas de figure se présenteront : soit chaque élève marquera consciencieusement ma bêtise dans son cahier, voire la soulignera croyant que c'est une idée importante ; soit un petit malin s'apercevra tout de suite que j'ai raconté n'importe quoi et lèvera le doigt impatient et sceptique - "Mais Madame, pourquoi vous dites que... ?". Et sais-tu quel sera le cas le plus inquiétant ? Non, pas la deuxième possibilité qui me fera juste passer pour un professeur incompétent, mais bien la première, car elle signifiera qu'une trentaine d'adolescents (disons une dizaine, en ne comptant pas ceux qui dormaient !) entreront dans la vie avec une de mes grosses bêtises gravée dans leur tête.

Plaisir de transmettre et poids de la responsabilité d'avoir à donner un savoir - voilà mes impressions après cette journée un brin studieuse. Lorsque tu as réussi à franchir le pont au-dessus du vide, le plaisir que tu ressens à avoir vaincu ta peur est toujours plus grand que cette peur même qui au début te faisait reculer devant l'obstacle. Tu crois pas ?

Eva.


Salut Eva,

Ce "salut" léger pour prendre le contrepied de tes réflexions sérieuses...

Mais ma lecture fut sérieuse avant de te répondre ! D'abord pour encourager ce premier pas sur la petite planchette au dessus du vide que tu t'apprêtes à affronter, ensuite pour te dire que tes souvenirs de petite fille, je les imagines très bien... parce que j'ai "une" petit diable qui fait à peu près la même chose, si ce n'est que comme toi, elle donne des exercices qu'elle doit ensuite faire, mais qu'elle a sur toi un avantage, c'est d'avoir en permanence sous la main un petit élève sur lequel exercer son "autorité"... donc, il existe au moins une classe qui n'est pas surpeuplée, puisqu'il n'y a dans celle-ci que deux élèves

Tu disais ensuite qu'une fois ces souvenirs revenus, tu te rendais compte que la différence c'est qu'aujourd'hui, c'est "pour de vrai", c'est du sérieux, ce n'est plus un jeu...
Hmmm ! Est-ce que crois que quand on est enfant, le jeu n'est pas sérieux ? Tu riais lorsque tu donnais ces devoirs, ces problèmes de robinets qui fuient à colmater, d'abat-jour à tracer sur une surface plane ???

Oh, bien sûr, diras-tu, la différence c'est qu'en cas d'erreur de ta part, la dizaine d'élèves qui suivent vont "gober" une grosse absurdité (pour les poulpes du fond, seul le bruit de la sonnerie à été programmée le matin dans le bon hémisphère ! donc, pour eux, pas de dégats : c'est déjà ça !!!) ; et si, finalement, c'était moins grâve que tu ne le penses ?

Imagines toutes ces copines que tu avais dans tes "classes" avant tes dix ans !!! Elle croyaient peut-être encore plus fort que les dix de devant, les bêtises que tu disaient, alors que ceux d'aujourd'hui ont sans doute plus de moyens de faire la part des choses et in fine, de ne pas être aussi fortement marqués par ces approximations ?

Tordu, comme raisonnement, non ?

Par contre sur la conclusion, il y a unanimité : la peur disparaît dès l'épreuve entamée, le plaisir ressenti est sans doute d'autant plus grand que la peur est forte, et il sera supérieur à celle-ci... donc : "si, je crois !!!"

Sur cette note studieuse (et je ne te répèterai pas ici, tout ce que, moi, j'ai fait de studieux de mon coté, pendant que tu regardais les prunes pousser), puisque tu as passé une bonne nuit, je te souhaite un bon petit déj'...

Ciao, Eva
Fred,

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