Les pieds dans le plat




pour m'écrire














































hier demain
Jeudi 4 octobre 2001

J'ai résolument aucun tact dans les relations humaines. Non, aucun. Le tact, c'est le sens du toucher : savoir toucher là où ça fait mal quand on veut être percutant, ou là où ça titille si on veut être séduisant, savoir caresser en trouvant le bon sens du poil, ou encore savoir évaluer les silences et tous les gestes infra-signifiants dont le sens ne s'inscrit pas simplement dans la parole orale. Non, je n'ai rien de tout cela.

Hier, au lycée, je suis tombée sur une ancienne formatrice de l'Ecole des Profs que je n'avais pas vue depuis deux ans. Je ne la reconnaissais pas. Je me suis écriée, la bouche en coeur : "oh, vous avez changé de coiffure !" J'ai vu son visage se fermer et ses yeux se baisser tristement : "c'est que j'ai eu une grave maladie... le changement de coiffure, ce n'était pas volontaire..." Et mince ! Comment n'avais-je pas vu qu'elle avait très certainement une perruque ? Comment n'avais-je pas pensé que celle-ci avait pu être exigée bien plus par la chimiothérapie que par la mode ?

L'autre fois, je parlais avec un type que je connaissais vaguement devant la machine à café. "Je prends toujours deux sucres dans mon café ou dans mon thé. Je ne comprends pas ces filles qui font éternellement des régimes et qui n'ont jamais un seul sucre chez elles, alors que moi j'en suis une très grosse consommatrice...", disais-je à mon interlocuteur, sur le pur ton naïf de la conversation badine. J'ai vu alors le visage de mon camarade devenir soudain grave et abattu et un grand et pesant silence s'est installé entre nous. C'est là que je me suis aperçue que mon collègue avait de gros problèmes de poids et que je me suis rappelée qu'il le vivait très mal. Comment avais-je pu parader devant lui avec ma taille de guêpe et mes déclarations pro-caloriques ?

Bien sûr, on pourra dire qu'il vaut mieux dire aux gens la vérité. Après tout, c'était bien vrai que la perruque de la prof était vraiment pas bien belle et que le sucre dans le thé, c'est drôlement indispensable. Seulement le principe majeur de l'établissement des relations humaines n'est pas fondé sur la vérité. La vérité et la sincérité passent bien loin après sur la liste des exigences qui unissent des personnes entre elles. Chacun a en lui des défauts ou des problèmes qu'il préfère cacher ou même qu'il se cache à lui-même : la dernière chose qu'il veuille, c'est qu'un autre que lui vienne lui rappeler. Cela signifie que ses problèmes non seulement sont présents en lui, mais en plus sont pleinement visibles aux yeux d'autrui. Et le regard d'autrui, quoi qu'on en dise, est bien ce qui constitue en majeure partie le regard que l'on porte sur soi-même. Ainsi, moi, je n'aime pas entendre qu'on me dise, même en toute innocence, que j'ai un méchant bouton sur le nez ou que mon chemisier est tout froissé. Mais, le pire, ce sont les remarques qui touchent à ma personnalité même. Entendre un "oh, tu es si discrète que je ne t'avais pas vue !" me fait bien plus mal encore que "oh, tu as un bouton sur le nez !", parce que ma timidité m'appartient bien plus que mon bouton sur le nez et que je la déteste bien plus que ce dernier car elle m'empêche de faire bien plus de choses que le plus horrible des furoncles. C'est pour cela que de telles remarques, même si elles paraissent anodines, il vaut mieux les garder pour soi : elles font mal, très mal même, parce qu'elles touchent à une profondeur de soi que l'on souhaiterait plutôt dissimuler.

Voilà donc ce qui me manque : ce petit sens, proprement humain et un brin mondain, qui aide à repérer ce qu'il ne faut pas dire et qui souffle à l'oreille ce qu'il faut annoncer. Art délicat et précieux qui fait que toute relation humaine est en équilibre sur un fil, mais qui permet, quand on le possède, de rester toujours solidement accroché dans les airs. Je ne sais pas comment on apprend cet art. Il n'a rien de théorique. Tout se passe dans les regards et les non-dits, dans l'espace intermédiaire entre la parole et le silence. J'aimerais savoir me mouvoir dans un tel espace si étroit... pour enfin ne pas mettre les pieds dans le plat.