Nostalgies des dimanches soirs




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hier demain
Dimanche 21 octobre 2001

La nostalgie des dimanches soirs semble être revenue. Comme ça, dans l'obscurité précoce d'un soir d'automne. C'est une nostalgie lascive et mutine, et pourtant, terriblement luxueuse. Car c'est un luxe pour moi d'être triste en ce moment. Je n'ai pas le temps d'être triste : mon emploi du temps me l'interdit. Comme une religion interdit de manger certains mets, mon temps minuté m'interdit de broyer du noir. Je n'ai pas le droit de me triturer le coeur.

Et pourtant, malgré toutes ces journées impatientes durant lesquelles la petite aiguille de ma montre ne cesse de courir après la grande, voilà que ce soir, je prends soudain le luxe d'être nostalgique. Moi qui cours après le temps depuis un mois, voilà que je me surprends soudain à tenter de l'arrêter et de revenir en arrière. Douceur d'une nostalgie qui prend le temps de s'écouler entre mes doigts. Instants de méditation triste volés à la vie éveillée.

C'est étrange. J'ai mille raisons extérieures d'être triste, et en particulier d'être triste pour les autres - pour M. qui était mon invitée ce week-end et qui a dû précipitamment partir aux urgences de l'hôpital cette nuit, pour Hannah qui depuis deux jours ne cesse de vomir et ne peut rien avaler... et puis pour tous les autres "lointains" - pour les victimes innocentes des bombes américaines, pour les victimes des attentats ou des explosions d'usine, ou que sais-je encore. Oui, en y réfléchissant, la moindre compassion pour autrui me donnerait d'innombrables raisons de laisser s'exprimer ma tristesse.

Et pourtant je ne veux pas de cette tristesse humaine ou humanitaire, je ne sais comment l'appeler. Je suis égoïste. Je veux me complaire dans une tristesse qui ne serait rien qu'à moi. Une tristesse que jalousement je pourrais garder secrète, comme une gamine qui maintient ses secrets sous le cadenas d'un petit carnet verrouillé. Une belle tristesse avec des larmes humides et salées, avec des roses rouges parfumées, et avec la lassitude romanesque d'une adolescence oubliée.
Mon bouquet de roses rouges

Je voudrais croire en une tristesse romantique qui appartiendrait à moi seule et qui nierait l'existence du monde entier, pour croire encore aux grands sentiments imaginaires et oublier les trop réelles sources d'inquiétude de la vraie vie d'adulte. Je voudrais me constituer avec mes rêves et mes clichés une mélancolie toute intérieure dans laquelle j'aurais le droit de me complaire, car elle ne concernerait que moi. Puisqu'elle serait une peine imaginaire, je n'aurais pas besoin de fouiller gravement en moi pour trouver la force et le courage de la supporter. Je pourrais librement m'y abandonner, dans la suavité amoureuse d'une insouciance romantique. J'aimerais une tristesse sans raison. Une de ces tristesses douces et tranquilles qui vous prend le dimanche soir, dans le parfum du soir finissant. Un de ces chagrins pleins d'amertume qui ferait semblant de faire mal mais qui serait en fait terriblement excitant, parce que vivant. Un de ces spleens baudelairiens où je pourrais crier comme un Verlaine que "mon coeur s'écoeurt".

Oui, je préférerais toute cette tristesse poétique et romantique, toute cette mélancolie intérieure et abstraite à la réelle émotion d'un présent trop réel. On peut se complaire dans les tristesses imaginaires, on peut s'y lover ou s'y vautrer. On n'a pas le droit lorsqu'il s'agit de réelles inquiétudes, avec de vraies raisons et de vraies causes. Ne pourrait-on pas donc choisir ses chagrins ? Accepter avec complaisance les nostalgies lentes et traînantes du dimanche soir, mais refuser les angoisses raisonnables et lucides de la vie extérieure ?