Vivante |
Jeudi
25 octobre 2001
Depuis la rentrée, et en particulier depuis que j'ai adopté un emploi du temps de ministre, j'ai atteint une tension nerveuse rarement égalée par moi ces dernières années. Je suis ici, et, l'instant d'après, là bas, toujours entre deux trains ou entre deux bus. Courir après les trains, haletante, au bord de l'apoplexie, est devenu mon sport favori. Si vous voyez un jour une malade essoufflée sur un quai de gare, un gros sac dans une main et un chat dans l'autre, furieuse d'avoir loupé son train à une minute près, pas de doute que ce sera moi. Ma manie de partir toujours au dernier moment s'ajoutant à un emploi du temps gonflé à bloc m'a transformé en maranthon-woman. J'ai l'impression de tout faire en même temps, sans avoir une seconde pour souffler. Dans le train, je fais mes exercices d'allemand, apprenant précipitamment mon vocabulaire. Dans le bus, je révise mes cours, griffonnant à toute vitesse une ébauche de plan de dissertation pour la correction des devoirs. Au café, entre deux cours à la fac, je colore d'un rouge sang énervé les copies de mes élèves. Dans la voiture, je mange un bout de pain fromagé sensé faire office de déjeuner pour ne pas rater le train de 13h18. Dans le métro, je regarde mon agenda et je me dis que jamais je n'arriverai à tout faire. Dans mon lit, enfin, je reprends ma respiration. Mais, à peine couchée, le réveil sonne déjà et à 6h15 me voilà de nouveau debout. Mes amis, lorsqu'ils arrivent à m'attraper dans un courant d'air, me demandent d'un air amusé où je trouve toute cette énergie, et mes parents me regardent en hochant la tête : "t'en fais trop, Eva, tu ne vas pas y arriver !" Oui, j'en fais trop. Oui, je n'y arriverai pas. Mais en même temps, je revis. Je me donne l'impression d'être une mère de famille nombreuse qui, après avoir pendant quinze ans nettoyé les fesses de ses gamins et récuré les casseroles de son époux, soudain retrouve la liberté de sortir de son foyer, parce qu'enfin les enfants sont grands et qu'elle a décidé que son mari pouvait se passer d'elle. Je n'ai pas de mari ni d'enfants. Mais il y avait bien des liens trop pernicieux qui m'enfermaient l'an passé : un dévouement que je croyais devoir être total à mon travail et une habitude stérilisante de laquelle je ne parvenais pas à m'échapper. Depuis que j'ai repris mes études, j'ai l'impression d'avoir repris ma liberté. Je n'ai plus le temps de vivre, mais cette hâte n'est pas un esclavage, car, même si mon temps est arraché à mes journées, soudainement je me sens vivre. Je cours, je bâcle, je m'écroule... mais en même temps, je pense, je rencontre, je découvre. Je me presse toute la journée, mais, étrangement, je ne suis plus oppressée par cette tension invisible qui m'assaillait auparavant. Je découvre que la vie est différente ailleurs et que le monde ne se réduit pas à mon monde. Je rencontre des gens qui savent dire autre chose que "c'est pô juste M'dame !" et que "qu'est-ce qu'ils sont chiants en ce moment ! c'est quand les vacances ?" Je suis étonnée que l'on s'adresse à moi, qu'on m'écoute, qu'on me demande mon avis, et toute enchantée de voir des visages s'ouvrir vers moi. Habituée à vivre enfermée dans mes habitudes et mes pensées, je me rends compte que le monde vit autour de moi. Cela me fait tout étrange d'apercevoir des inconnus s'adresser à moi sans raison, juste pour parler, juste pour partager. Je n'en reviens pas de voir comme cela m'a fait du bien de parler quelques instants avec ce jeune homme aux yeux si bleus qui travaille sur le même auteur que moi et qui semblait m'écouter avec tant d'attention. Ou encore, je suis toujours sous le charme amusé de ce thésard sorbonnard au très fort accent sud-américain et au tein mate qui, en souriant, s'est efforcé de m'expliquer plein d'enthousiasme le sujet de sa thèse - "yé veux montrer la concepcione dé Descartes dé la vérité sour les idées claires et distinctes... tou comprends ce que yé veux dire ?" J'ai des cernes sous les yeux. Je n'ai pas fait une nuit de plus de six heures de sommeil depuis deux semaines. J'ai pris énormément de retard dans mon travail. Mais ce n'est pas grave. Si je suis essoufflée, cela prouve que j'ai ré-appris à respirer. Si je suis débordée, cela prouve que j'ai ré-appris à nager sans couler. Si je m'angoisse en regardant ma montre, cela prouve que je ne cesse de faire des projets. Je préfère me savoir trop vivante que pas assez. ![]()
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