Maïeutique |
Samedi 21 octobre 2000 Je viens de finir de préparer une interro pour mes élèves. 10 questions, rien que sur le cours. 1 heure. Notées sur 20, coefficient 1. C'est amusant de poser des questions. C'est un peu comme un jeu. Il faut trouver la façon la plus décisive d'interroger - sans faire contenir la réponse dans la question, ni non plus être trop vague et indécise. La meilleure question est celle qui fera donner la réponse la plus essentielle, qui ira directement au coeur même du problème. Ce n'est pas si facile de poser des questions à autrui. Il faut soi-même déjà parfaitement savoir la réponse qu'on attend et on ne peut questionner que si on a déjà soi-même compris - même si ce n'est qu'indistinctement. C'est aussi là que réside la difficulté : les réponses qu'on reçoit sont rarement celles que l'on attend, alors il faut reposer la question autrement, choisir d'autres mots, pour mettre l'auditeur un peu plus près de la voie qu'on aimerait qu'il prenne. J'ai cette année une classe qui m'habitue à ce genre d'exercice. Les Poulpes sont-ils timides ? Sont-ils peu malins ? Quoi qu'il en soit, j'ai un mal fou à tirer de leurs lèvres des brides de réponses. C'est presque toujours le vide total, le silence pesant lorsque je leur demande quelque chose de précis. Alors je reformule la question, prends le problème sous un autre aspect, contourne la difficulté pour l'aborder autrement. Mais toujours rien - ou plutôt toujours ces grands yeux qui s'arrondissent avec plus encore de netteté. Après avoir posé ma question de dix façons différentes, au moment où je me demande moi-même, devant le silence, si je vais frapper ma tête sur les murs ou bien m'arracher les cheveux, j'entends une faible voix prononçant un bout du mot que j'attendais en vain. "Oui ! OUI !! C'est ça ! Qui a dit ça ?" - je m'exclame avec une joie non dissimulée. Mais souvent, les yeux ronds viennent arrondir le bout de leurs pieds, et personne ne veut avouer qu'il vient de remporter le gros lot. Je ne crois pas encore être experte dans l'art d'interroger. Je ne ressemble à Socrate que de loin - de très loin. Même si, apparemment, l'effet-torpille, dont parle Platon dans un de ses dialogues, a l'air de fonctionner très bien sur cette classe là. Je torpille mes Poulpes, les paralysant, les rendant muets et immobiles - espérant que de ce mutisme pourra jaillir la parole qui les mènera sur la voie de la vérité. J'aimerais que la question mène mon interlocuteur vers le vrai, en faisant que ce soit lui-même qui trouve la réponse et non pas moi qui lui donne toute faite. Mon but idéal n'est que de l'aider à "accoucher" la vérité, à faire sortir de lui-même tout ce qui était contenu en lui mais qu'il ignorait lui-même. Noble objectif, n'est-ce pas ? Je ne veux pas me prendre pour Socrate, mais je fais de la maïeutique. Mon métier est donc de poser des questions. Je passe mes journées à interroger. Interroger autrui. Et puis aussi m'interroger moi-même. Mais une question exige une réponse - la première ne trouvant son sens et même sa réalité que dans la seconde. C'est logique. Un lecteur, particulièrement féru de logique, s'est étonné, en lisant certaines pages de mon journal, d'une excroissance des questions face à une pauvreté des réponses : "pourquoi ne réponds-tu pas aux questions que tu poses ?", m'a-t-il demandé, faisant allusion à telle ou telle page. Si j'étais lâche, je ne répondrais pas, ou plutôt je répondrais en éludant la question, et en prenant la langue de bois : "Oui ! bonne question ! merci de l'avoir posé !" Seulement je ne suis pas autorisée à manquer de courage, moi qui passe mes journées à inciter des adolescents à quitter la pente trop douce de cette paresse et de cette facilité intellectuelles tapissée des préjugés de l'air du temps. Il me faut affronter mes propres questions. Pourquoi est-ce que je ne réponds pas à mes questions ? Parce que ce ne sont pas tout à fait des questions. A une question est accolée presque nécessairement une réponse. La plupart du temps, la réponse est simple, ou du moins peut se formuler directement et immédiatement. Je demande : "quelle heure est-il ?" La réponse sera facile : il suffira de regarder sa montre, et la réponse tiendra en une seule phrase. Bien entendu, certaines questions sont moins évidentes que d'autres : si je demande quelle est la racine carré du nombre 145783 il me faudra un peu plus du temps (ou une bonne calculatrice) pour pouvoir répondre. Mais à chaque fois, il y a une réponse strictement objective et explicitement recherchée contenue dans la question elle-même. Seulement il me semble que les questions que je me pose n'en sont pas. Ce sont plutôt des problèmes. Un problème, c'est ce devant quoi nous nous heurtons et ce qui nous empêche d'avancer. C'est un choc. Un choc souvent violent. Les questions de Socrate qui torpillent ses élèves n'en sont pas : ce sont des problèmes, c'est-à-dire des interrogations d'ordre autant théoriques que pratiques dont l'enjeu est si décisif qu'il est impossible de leur donner une solution unique et uniforme. La solution d'un problème n'est jamais évidente, et toujours discutable. Le problème désigne un paradoxe, une contradiction, et il ne pourra être élucidé que si on parvient à réconcilier les contraires, à unir les oppositions. Les questions que je me pose sont des problèmes et je ne possède pas la réponse. La réponse n'est ni blanche ni noire, ni évidente, ni non plus impossible. Mais elle est cachée. Elle est trop profondément dissimulée en moi qu'il me semble devoir fouiller trop violemment en moi pour pouvoir espérer un jour la trouver. L'enjeu est ma propre vie et je dois le prendre au sérieux. Il y va de ma propre existence et de la façon dont je veux la mener. Alors ? Alors je me torpille moi-même ? Oui, si la torpille ne paralyse que pour pouvoir réveiller complètement tout l'être qu'elle endort et pour mieux le faire avancer. |