Deux secondes |
Mardi 14 mai 2002
J'étais presque arrivée. A 100 mètres de chez moi, à peine. C'était le dernier carrefour. J'avais juste à tourner à droite avant d'arriver au parking. La circulation était dense cet après-midi, et j'avais passé près de 10 minutes supplémentaires dans ma voiture par rapport au temps habituel. J'étais pressée de rentrer. Pressée d'oublier cette journée fatigante et insipide. Pressée aussi de retrouver une quiétude perdue depuis plus de deux semaines. C'est cela que je me disais en gardant le pied sur l'accélérateur quand j'ai tourné à droite au dernier carrefour : qu'enfin, après des jours de lutte contre la Bête, je me sentais bien, qu'enfin j'avais réussi à retrouver le coeur léger, qu'enfin j'avais renoué avec moi-même. Je me disais tout cela en passant le feu. Je me voyais déjà chez moi. Je pensais au grand goûter que j'allais faire pour mon quatre-heures, à la bonne tasse de thé que j'allais me préparer. Je murmurais que finalement tout n'était pas si difficile dans cette fichue vie, et même qu'on pouvait y vivre facilement. Je me traitais d'imbécile d'avoir passé ces dernières semaines à désespérer pour rien et je me disais qu'enfin j'arrivais à écraser mes angoisses. J'avais tout ça dans la tête quand j'ai tourné à droite au dernier carrefour avant chez moi. Il y avait tout cela dans mon esprit quand mon pied est resté sur la pédale d'accelérateur. J'ai vu le feu du dernier carrefour avant chez moi rougir quand ma voiture s'est engagée dans la rue voisine. J'avais déjà passé la limite du passage clouté et je me suis dit qu'il était trop tard pour ralentir. Le feu n'était plus orange, mais j'étais déjà de l'autre côté de l'intersection. C'était trop tard pour m'arrêter. Et puis je voulais être chez moi, dans mon canapé, pour en finir enfin avec cette journée et retrouver mes espoirs enfin décidés à revenir. Le rouge et le orange sont si proches sur l'échelle des couleurs. Et puis que valent deux secondes à peine dans l'étendue d'une minute, d'une heure, d'une journée ? Rouler deux secondes sous le rouge d'un feu tricolore, ça ne pouvait pas compter. Ce n'était rien. Et puis personne n'avait rien vu, n'est-ce pas ? Mais quand je suis entrée dans la rue, après avoir tourné à droite au dernier carrefour avant chez moi, ils étaient là. Deux grands camions blancs de police avec pleins d'hommes en bleu devant. Ils m'ont fait un signe. Je n'ai d'abord pas compris ce qu'ils me disaient. Je ne me suis pas garée au bon endroit. L'un deux m'a crié : "vous savez pas quoi conduire ou quoi ?" J'ai failli le traiter d'abruti, mais au dernier moment je me suis rappelée qu'il avait un pistolet dans sa ceinture. Il m'a dit : "vos papiers !" Comme dans les films. Sauf qu'il ne m'a pas fait sortir de la voiture et mettre les mains sur le capot, les jambes écartées. Mais il m'a parlé comme à une délinquante, une pauvre fille, une moins que rien. Un des policiers a pris mes papiers et m'a dit de le suivre au fourgon. Je suis incapable de raconter précisément les cinq minutes qui ont suivi. Il était dans son camion et on entendait les appels des autres policiers dans la radio qui gueulait. Il remplissait un papier. Quand il m'a demandé le prénom de mon père, j'ai senti un flot de larmes me monter au visage. Je me suis rendue compte que j'avais été arrêtée par la police et que c'était sérieux quand même. Il a écrit quelques lignes à la première personne et m'a demandé : "vous reconnaissez les faits ?" J'ai bredouillé, un noeud dans la gorge : "Non, mais c'était orange. C'était trop tard, j'étais déjà engagée quand c'est passé au rouge." Mais j'étais incapable d'argumenter quoi que ce soit, de prendre ma défense, de lui dire que c'était pas juste et que pour deux secondes de trop il ne pouvait pas effacer un comportement de citoyenne irréprochable. J'ai signé le papier, complètement abasourdie. Je ne voyais pas ce que je pouvais faire d'autre. Avant de sortir un mouchoir pour essuyer mes yeux, j'ai réussi à articuler deux mots pour lui demander ce qui allait m'arriver. Le policier était tout troublé de me voir si contrariée. Probablement que les gens qu'il arrête d'habitude crient et contestent, mais ne tombent pas en larmes comme une gamine qui aurait perdu ses parents au supermarché. Je l'ai senti tout penaud et il a expliqué, presque honteux de m'avoir fait si mal que je devais échapper à la suspension de permis mais que je risquais quand même de me voir retirer des points au permis et de payer une amende de plus de 1500 F. Il était tout embarrassé de me voir si près des larmes. Mais il n'a pas déchiré la déclaration d'infraction pour autant. Il l'a mis sur un tas avec d'autres et m'a dit que je pouvais partir. Il a vu que reprendre le volant serait difficile pour moi, alors il m'a dit de faire attention quand même. Il était presque gentil comme un papa qui aurait puni trop fort sa fille bien aimée. Mais il a gardé le papier. Le papier qui va passer au tribunal. Ce papier de merde où il y a marqué que mon pied a été deux secondes de trop sur la pédale d'accélérateur. Je suis rentrée chez moi maintenant. Mais je n'ai plus du tout le coeur léger. Mon coeur serait plutôt tout rabougri, partagé entre l'énervement après la police (ces gueus peuvent pas s'occuper des voyous plutôt que des jeunes filles innocentes, non ????), après ce feu rouge (mais pourquoi il était là à ce carrefour celui-là ????), après moi-même aussi (pourquoi n'ai donc pas été plus attentive devant le feu orange ????), et l'effarement complet (on ne peut pas retourner en arrière et effacer ces deux secondes s'il vous plaît ????). Ok, ce n'est pas la première amende que je me paye, mais bon, là, je la trouve pas du tout drôle. Si c'est une blague qu'on veut me faire Là Haut, moi je dis que c'est pas du jeu. Je m'empêtre dans ma vie en ce moment et voilà qu'en plus de tout le reste je vais peut-être aller au tribunal ? Ah non, pitié, j'en veux pas de ce cauchemar ! Tiens, j'ai qu'une envie ce soir, c'est d'aller bouder comme Caliméro... Bouh, la vie, elle est pas juste !
Il y a un an.
Il y a deux ans. |