La semaine dernière, j'étais désespérée. Vraiment désespérée. Le soir de la pré-rentrée, je n'ai pas relevé la tête du dîner, si ce n'est pour hausser les yeux au ciel et souffler un grand coup. J'essayais de sourire quand même pour Kolok, pour qu'elle ait un visage un peu plus attrayant à regarder en levant elle aussi le nez de son assiette. Mais même sourire semblait être hors de ma portée, et je n'ai pas arrêté de répéter à Kolok qu'elle avait eu bien tort de se mettre en colocation avec une fille aussi triste que moi. Mais elle m'a assuré que non, qu'elle ne demandait pas à sa colocataire d'être perpétuellement joyeuse, surtout si la situation ne l'exigeait pas.J'ai effectivement vécu cette première semaine de rentrée dans l'obscurité. Ma situation était si inextricable et si catastrophique que j'ai presque eu envie de convier les journalistes du J.T. de 20 heures à venir me filmer. J'aurais fait un excellent sujet, glauque et larmoyant à souhait. La France entière aurait pu contempler le sort d'une pauvre prof de début de carrière, mutée dans un coin perdu, sur un poste impossible avec des horaires abracadabrantes. Les journalistes auraient pu illustrer dans ma personne toutes les invraisemblances d'un système éducatif absurde construit sur des incohérences frappantes. Ainsi, les premiers jours de la rentrée, j'avais tant besoin de parler de ma situation qu'à défaut de contacter la télévision (cela aurait été une très mauvaise idée quand même), j'ai envoyé des mails catastrophés à tout le monde, murant mon anxiété et mon désarroi dans une ironie à peine exagérée.
Et puis... Et puis, je ne sais pas pourquoi, ça a changé. Peut-être parce qu'on se lasse vite d'être malheureux et désespéré. Peut-être aussi parce que c'est si fatigant d'être malheureux et désespéré qu'au bout d'un moment on oublie totalement de l'être. Quoi qu'il en soit, lorsque aujourd'hui on me téléphone catastrophé de m'avoir vu aussi catastrophée la semaine passée, je réponds avec un sourire que je me surprends à ne pas même avoir à feindre : "non, c'est pas si pire !". Qu'on ne s'y trompe pas : c'est bien si pire, mais j'ai juste décidé que cela ne le serait plus et qu'il n'était plus question que je vois les choses ainsi. Lorsque j'ai pris la résolution de voir s'inverser la courbe de mon moral, tout est apparu soudain différemment et moi-même je me suis mise à agir autrement. J'ai compris que si je voulais tout simplement survivre, je n'avais pas le droit d'être faible.
Alors j'ai ressorti mes chaussures à talon, celles qui courbent la jambe et qui font du bruit à chaque pas, comme pour dire à chaque avancée "je suis là, j'existe, écoutez moi". J'ai marché d'un pas assuré dans les couloirs du lycée, me dirigeant directement dans le bureau du proviseur. J'ai dit : "non ! non, je n'en veux pas de cet emploi du temps bidon ! rendez-moi mon temps ! offrez-moi du temps pour respirer !" J'ai fait tout chambouler les petites cases de couleur de l'emploi du temps, reportant d'une case à l'autre une heure qui se baladait toute seule un samedi matin ou bousculant les heures des collègues. Puis j'ai finalement fini par voir deux belles colonnes vides se détacher de mon emploi du temps, presque satisfaite de déclarer que désormais j'aurais deux beaux jours de respiration dans la semaine.
Mon emploi du temps est toujours horrible. Mais il est maintenant moins pire. Certes, les gens me regardent encore avec désolation et pitié lorsque je leur explique que le lundi je travaille de 8 heures à 18 heures, faisant deux heures dans un lycée, une heure dans un autre, puis deux heures dans le premier lycée avant de revenir deux heures dans le second établissement. La description de mon terrible sort est si difficile à décrire que je m'y perds moi-même. Mais aux collègues qui croient qu'il faut me regarder avec compassion, je rigole au nez. Je suis bien trop fière pour vouloir inspirer la pitié. Peut-être qu'au fond, c'est l'orgueil qui sauve les emplois du temps mal faits. L'orgueil des professeurs désespérés... plutôt que l'hypocrite bienveillance des proviseurs incompétents.