Jeudi 19 septembre 2002

Décentrée.
J'ai du mal à écrire dans mon journal depuis que je vis ici. Cela me fait un peu peur : les jours passent et l'envie d'écrire n'est pas venue s'imposer avec la nécessité d'autrefois. J'ai perdu mes habitudes, et je ne parviens pas à les retrouver. Aujourd'hui, j'ai ouvert les Regards, mais les mots sont lents, effroyablement lents. Ils piétinent, n'avancent pas, regardent ailleurs, pensent à autre chose. Les mots de mes journées ne jaillissent plus sous mes doigts comme avant. Ai-je raison de m'en inquiéter ? Je ne veux pas qu'ils s'en aillent, je veux qu'ils continuent à m'accompagner, à me soutenir. Mais pourquoi donc ai-je cette sensation qu'ils ne peuvent plus le faire comme naguère ? Rien n'a changé, mais tout est différent en même temps. Je n'ai pas les mêmes repères dans cette nouvelle existence et je ne sais pas si ces nouveaux repères peuvent co-exister avec les mots d'hier. Je n'arrive pas à trouver le rythme d'écriture qui convient à mon actuelle existence.

Il y a d'abord le temps que l'on me prend et qui me détourne de moi. Certaines journées de travail durent dix heures. Dix heures à parler à des visages incrédules, bien qu'encore si lisses et si calmes, comme s'ils attendaient de savoir à quoi s'attendre avant de dévoiler leur masque. Dix heures à courir d'un bout à l'autre de la ville, à jongler maladroitement avec des cases trop pleines. De ces journées là je sors volée. Volée de mes pensées qui n'arrivent plus très bien à se structurer à force d'avoir été mobilisées si activement. Volée de ma voix aussi que je trouve éraillée et douloureuse au fond de ma gorge, comme si elle n'arrivait plus à sortir au-delà de mes lèvres à la fin de la journée.

Et puis, lorsque les journées données au travail sont finies, il y a ces autres journées qui commencent. Je ne connaissais pas ces journées là auparavant. Ou alors que de très loin, lors de vacances ou de week-end improvisé. Ce sont par exemple ces soirées où Kollok me met mon sac de gym sur les épaules et me pousse dans la voiture en me disant : "Allez viens, on va au cours de salsa !", et en ajoutant : "et n'oublie pas, demain c'est le cours de rock et après-demain le stretching et les claquettes !" Je soupire alors en me demandant quelle idée j'ai eu de me laisser convaincre de m'inscrire à cette salle de sport. Mais en bougeant mon pied sur le rythme de la musique, j'en viens très vite à oublier l'effort et à être toute entière dans ce corps qui se plie et se courbe en comptant la mesure. Ces journées qui commencent après le travail, ce sont aussi ces mercredis après-midi passés dans le canapé à discuter en lisant le dernier Télérama, ces soirées où l'on ne pense même pas à allumer la télévision et ces dîners où je me surprends à vouloir me mettre aux fourneaux, comme ça, juste pour le plaisir de faire goûter mon porc à l'aigre douce à une Kolok ravie de n'avoir qu'à se mettre les pieds sous la table.

Et enfin, je dois l'avouer, les mots de mon journal sont volés par internet. Depuis la rentrée, Internet entre par un petit modem vert en forme de raie, perpétuellement clignotant sur l'extérieur. Le monde arrive désormais dans mon ordinateur à une grande vitesse. Je n'ai qu'un mouvement de souris à faire pour me retrouver à lire Descartes, pour partager la colère de mes collègues, pour regarder Randy le chat dormir bien tranquille, ou encore pour observer les visages en reflet dans les miroirs. En un instant, j'écoute la radio à l'autre bout du monde et je suis des discussions sur la chanteuse que j'aime. La connexion internet à haut-débit, ce n'est pas seulement quelques kilos-bits gagnés par seconde, mais c'est le monde qui soudain devient gigantesque. Et lorsqu'au bout de ce monde, il y a un autre connecté aux mêmes heures, la petite enveloppe de Outlook ne cesse d'apparaître dans la barre des tâches de Windows et les mails échangés se multiplient de façon vertigineuse, volant là encore le temps, sans pour autant que je fasse quoi que ce soit pour le ralentir.

Au milieu de toute cette agitation, j'ai l'impression d'être décentrée. J'ai quitté mon centre. Mon centre, le coeur de mon monde, mon nombril, j'oublie de le regarder. Je pense à d'autres mondes que le mien. Je n'ai même plus l'idée de me regarder grandir et encore moins de pleurnicher devant mon propre spectacle. Mes yeux ne semblent plus tournés vers moi. Je suis ailleurs qu'en moi-même. A côté de moi-même, je suis donc à côté des mots qui me disent. Au lieu de sortir de moi avec la fluidité d'autrefois, ceux-ci se bloquent sous mes doigts. Ils ne crient plus. Ils n'ont plus de centre à partir duquel hurler.

Je suis un peu triste de sentir ces phrases si maladroites qui ne veulent sortir de leur silence et qui finissent par retourner dans le mutisme. Et en même temps, ne devrais-je pas m'en féliciter ? Si les mots ne viennent pas, c'est que j'ai moins besoin d'eux, comme si j'avais trouvé de quoi les remplacer. De quoi emplir les vides.

pas trop vite


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