Mardi 4 février 2003

Impuissance
Oserai-je un jour dire l'inquiétude et la souffrance, et puis aussi l'humiliation et la honte ? Mes silences sont des mensonges. Je ne parle pas ici de ce qui me rend mal dans ma vie, de ce qui me détruit à petit feu. Je n'arrive pas à en parler, sûrement parce que je ne parviens pas à l'accepter. Qui peut le savoir si je ne dis rien ? Certains lecteurs prétendent savoir lire entre les lignes. Ceux qui se seront étonnés de ne plus me voir parler de mes Poulpes auront-ils deviné que finalement si ceux-ci n'ont plus place dans mon journal c'est qu'ils ont une place trop grande dans ma vie et j'ai en vérité du mal à le gérer ?

Aller tous les matins au travail, c'est faire l'expérience de mon impuissance. J'ai toujours voulu tout contrôler - mon corps, mes émotions, mon avenir, ma vie. Je fais un métier où je suis sensée être celle qui a ce contrôle - contrôle du savoir, de la classe, des situations. En réalité, une bonne partie de mon temps, lorsque je suis parmi les rangs ou derrière le bureau, je ne contrôle rien. Tout m'échappe. Il a cette élève qui en arrivant dans la classe vient justifier de sa dernière absence : "décès et enterrement de son frère", y a-t-il marqué sur son carnet de liaison. Je la regarde. Il n'y a aucune émotion sur son visage. Je fais quoi, moi ? Je continue à parler d'Epicure et à dire que "la mort n'est rien d'autre qu'une désintégration des atomes agglomérés", comme si de rien n'était ? Là, je n'ai pas le contrôle. Mais on me dira : "Tu n'y peux rien, t'es pas assistante sociale. La fille, elle a juste besoin que tu fasses cours. Au moins, en classe, elle ne pensera pas à sa tristesse." Certes... Mais il y a aussi tout le reste qui m'échappe. Il a ces gars au fond de la classe qui s'ennuient, qui bavardent, font du bruit, perturbent le cours. Je les rappelle à l'ordre. Une fois, deux fois, trois fois. Et puis je n'arrive pas à être aussi ferme que je le devrais. D'autres élèves se mettent à discuter. Ca ne s'arrête plus. Je ne sais plus qui punir. Je ne sais plus quoi faire. On me dira : "mais c'est la pire classe à la pire heure et dans leur pire matière. C'est forcément difficile." D'accord, mais malgré ces circonstances atténuantes, je ne pourrai enlever en moi ce sentiment d'échec et ce constat d'inutilité. Le constat est là, qui me revient en pleine figure : je n'y arrive pas.

A des degrés divers selon les années, les périodes, les classes, je me suis posée au fond depuis le départ la même question : qu'est-ce que je fous là ? La certitude est là : ce métier n'est pas fait pour moi et j'y éprouve plus de douleur que de satisfaction. Il ne faut pas que j'attende d'être internée à la Verrière pour m'en apercevoir. Aujourd'hui, je le sais et je crois être prête à prendre le recul que je n'osais pas prendre auparavant, à changer totalement ma vie, malgré les peurs et les incertitudes que cela comporte. Le déséquilibre que ce changement entraînera ne sera peut-être finalement pas si difficile que celui que je dois vivre aujourd'hui. Prendre cette décision est grave. Je sais ce que je quitterai, mais je ne sais pas du tout vers quoi j'irai. Faire ce choix, c'est faire de ma vie un grand point d'interrogation.

Mais c'est décidé. Je vais sortir mon plus beau papier à lettre et mon stylo à plume et écrire une jolie lettre que je déposerai sur le bureau du proviseur. Dans cette lettre, je n'écrirai pas "adieu et à jamais !". Ce n'est pas l'envie qui m'en manquerait, mais un reste de raison me retient de faire le geste fatal. Non, simplement je dirai : "laissez-moi ne pas retourner au lycée en septembre prochain, rendez-moi une année rien qu'à moi pour que je puisse aller enfin au bout de mes projets et de mes espoirs et que je trouve la voie qui me rendra la confiance en moi-même." Bon, je ne le dirai peut-être pas comme ça (mais plutôt comme ça), mais au fond ça reviendra au même.

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