Il me parle de lui lorsqu'il était petit. A neuf-dix ans, c'était un vrai garnement. Je l'imagine en Calvin et je n'ai pas de mal : je n'ai qu'à foncer un peu plus les cheveux et à donner à l'être de papier la consistance d'un enfant de chair et de sang. Il me raconte les jeux avec sa petite soeur - la fois où il a joué au coiffeur avec sa poupée et où il lui a coupé tous ses cheveux pour lui en greffer de nouveaux en laine, ou encore la fois où il avait construit une machine énorme dans le couloir de l'appartement empêchant ses parents de s'approcher avant qu'il ne détruise lui-même sa grande oeuvre. Les bêtises des petits garçons de dix ans sont touchantes. Elles disent que c'est dans l'insouciance et le défit que le monde commence à exister, au bord d'une réalité improbable née d'une imagination conquérante.Il me raconte tous les jeux de son enfance, et il me demande : "et toi, tu jouais à quoi quand tu étais petite ?"
La question n'a rien d'étonnant, mais elle me prend par surprise. J'arrête le présent et je me recule dans mon passé. Quelle était la petite fille qui habitait dans mon corps il y a vingt ans ? A quoi ressemblait-elle ? Des images traversent mon esprit. Une petite fille aux boucles blondes et aux joues roses rebondies. Un regard bleu et farouche. Et puis surtout un silence transparent isolant le bruit sourd des cris au loin. La silhouette de la petite fille apparue à mon regard, j'essaie maintenant de me souvenir de ce qu'elle faisait. A quoi jouait-elle ? Je fouille dans mes souvenirs. Je vois la fillette dessiner, seule dans la petite chambre orange du fond. Les feuilles de papier couvertes de couleurs s'accumulent sur un coin du bureau et son monde est transposé dans les formes pastel qui grandissent sous les crayons de bois. Un peu plus tard, je vois la fillette qui toujours a un livre à la main. Le matin, en s'habillant elle lit. Le midi, aussi, entre deux plats, lorsque sa maman ne la regarde pas. Et encore le soir, dans l'obscurité des draps à peine éclairée par une petite lampe de poche. Les mots se construisent et des mondes s'édifient dans le terrain vague de l'imagination. Un peu à la même période, je vois la fillette s'approprier le papier et les mots et s'inventer des histoires. Des histoires de petites filles qui découvrent la vie, comme elle. Les lettres un peu maladroites se forment au crayon sur les pages de couleur de ses cahiers d'écolier et le monde, enfin, se met à exister. Voilà tout ce que je vois lorsque je repense à la petite fille.
Mais il me dit : "mais tout ça, ce n'était pas des jeux ! A quoi jouais-tu concrètement ?"
Je retourne au fond de mon passé en caressant de mon souvenir le mot exigé - jouer. A quoi jouait la petite fille ? Je n'arrive pas vraiment à la voir jouer. Certes, je la vois construire des maisons de Légos avec Tom et faire du vélo et de la balançoire avec Map. Mais la poupée l'ennuie et si elle accepte quand même d'y jouer avec d'autres petites filles, c'est qu'elle n'ose pas dire non lorsqu'on lui propose. Elle ne court pas partout, elle ne fait pas de bruit. A vrai dire, on ne l'entend pas. Quand on se rend compte de son silence, on s'inquiète quelques secondes, et puis vite on pense à autre chose. La vérité, c'est que la petite fille fait tout pour se faire oublier. Elle ne veut pas qu'on parle d'elle. Elle pense que ses parents ont assez de soucis comme ça et elle ne veut pas leur en rajouter d'autres. Alors elle est sérieuse, posée, mesurée. Elle fait tout ce qu'on lui dit. Comme ça, elle n'inquiète pas ses parents. Ses parents peuvent se consacrer à autre chose qu'à elle-même et s'occuper de son frère qui a vraiment besoin d'eux.
Parfois, je me dis que j'ai vécu mon enfance au bord de la communicabilité. L'incommunicabilité de mon frère prenait toute la place et moi, face à ce modèle bancal, fait de silence et de souffrance, que je voyais s'édifier autour de moi, je ne pensais pas à me faire une place dans le monde de l'insouciance et de la parole. Je jouais dans mon esprit et à vrai dire cela me suffisait. Je n'avais pas besoin de faire de bêtise pour m'amuser. Plus encore, j'avais inconsciemment la certitude que je ne devais pas en faire. Mon frère faisait les bêtises pour moi. Et ça suffisait comme ça dans la famille. Je ne pouvais pas être tout à fait comme les autres enfants, car mon frère ne l'était pas. Il était absolument différent. Et moi, par ricochet, je l'étais aussi. Pas autant que lui, mais, inévitablement, plus que la plupart des enfants de mon âge. Mon frère était bien plus vieux que moi, mais dans sa tête il était toujours un enfant. Il n'arrivait pas à grandir. Encore aujourd'hui, il n'est pas tout à fait devenu grand. Parce qu'il n'était pas aussi grand qu'il devait l'être à son âge, moi, je suis très tôt devenue grande pour deux. Tout ce qu'il ne pouvait pas faire, je le faisais à sa place. Je travaillais pour devenir intelligente pour deux. J'étais sérieuse et appliquée pour être raisonnable pour deux. J'étais obéissante et gentille pour être solide pour deux. Mon frère était trop insouciant et moi je n'avais donc pas le droit de l'être.
Du coup, j'ai grandi un peu plus vite. Même fillette, j'étais déjà une grande fille. La grande soeur de mon grand frère. C'est pour cela que je ne jouais pas vraiment, lorsque j'étais enfant. Les seuls jeux auxquels je prêtais attention n'en étaient pas véritablement : je ne jouais pas en dessinant ou en inventant des histoires, mais j'affirmais mon existence, j'en gardais des traces, je lui redonnais la parole. Je crois en fait que j'ai appris à exister avec le silence, malgré lui, contre lui.
J'essaie de répondre à sa question en lui racontant tout cela. Mais encore aujourd'hui, ai-je véritablement apprivoisé la parole volée durant mon enfance ?