Vendredi 7 mars 2003

Je m'inachève
Je crois que le plus dur dans le fait de vivre c'est d'accepter que sa vie soit à jamais inachevée. Elle a un début, mais on ne sait pas si elle aura une fin. Du moins, on sait par ouï-dire ou par l'observation de la vie des autres que notre existence aura une fin. Mais celle-ci n'est qu'improbable et ne peut exister pour nous que sur le mode de l'imaginaire. Lorsque cette fin nous aura rattrapés, nous ne serons plus là pour pouvoir jouir - avec fierté ou désespoir - de la totalité enfin harmonieuse que formera notre existence. Notre vie aura peut-être une logique pour les autres - pour ceux qui pleureront sur notre tombe. Mais jamais nous ne pourrons prendre conscience de cette unité. Nous sommes condamnés à ne voir de nous que notre propre inachèvement.

Achever quelque chose, ce n'est pas simplement y mettre fin. C'est aussi et surtout le rendre parfait. Achever, c'est parfaire. Il n'y aurait plus rien à ajouter. On aurait atteint l'acmé de notre existence et on pourrait dans un soupir de soulagement s'exclamer, avec un regard émerveillé : "c'est ça !". Les philosophes scolastiques ont un mot pour dire cette totale perfection d'un acte qui serait pleinement arrivé à accomplir sa propre essence : c'est le mot entéléchie. Etre conforme à sa propre fin (télos), ne faire qu'un avec soi-même. Ne plus attendre de rejoindre des bouts de soi-même dans un devenir simplement en puissance, mais être pleinement en acte, dans la complétude d'une existence accomplie.

Je crois que depuis que j'ai l'âge d'avoir conscience de moi-même, je recherche, plus ou moins consciemment, cette perfection. Je veux pouvoir faire le tour de ma vie et pouvoir en admirer la cohérence. Je veux pouvoir croire que tout dans chacun de mes gestes, dans chacune de mes paroles, a un sens et que rien n'a été contaminé par l'absurdité du désordre et du chaos.

Piètre illusion. Naïve injonction.

Ma vie va dans tous les sens, dans la contradiction la plus totale. Je veux, puis je ne veux plus, et même parfois les deux en même temps. Je commence de nouveaux projets, puis les abandonne avant même leur avoir donné une chance d'exister et je reprends tout où je l'ai laissé. J'avance, je recule, je piétine. Je vis dans ma propre incertitude. Rien n'est fini. Rien n'est clair. Rien n'est précis. Dans tout ce que je fais, je m'inachève. Comment accepter cette vérité ?

Mon journal est l'histoire d'un inachèvement. Plus encore : tout journal intime est le chant d'une imperfection. La vie s'égraine au fil des jours et dans la disjonction de cette continuité il est impossible d'en faire le tour. Le diariste ne sait pas où il va. Il croit le savoir en écrivant. Il croit toucher du doigt, sous le roulement des mots qui se dessine au bout de son clavier, la vérité de ses secrets, en approchant ce noeud qui pourrait enfin resserrer son existence autour d'une signification. Mais jamais le lien ne peut véritablement se nouer et toujours, malgré les mots et leur valeur de généralité, toutes les émotions et toutes les pensées glissent hors d'elles-mêmes. Comme des billes multicolores qu'un gosse aurait échappé et qui se mettraient à rouler dans tous les sens, à travers la pièce.

Terrible constat. Je relis cette page et n'en trouve pas la fin. Ce n'est pas ça, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Il faudrait tout réécrire. Mais encore alors ça n'irait pas. Je n'aurait pas trouvé le mot exact, le sens véritable - l'entéléchie de ma parole. Que faut-il faire ? Accepter l'imperfection et mettre en ligne le texte tel quel, en comptant sur l'indulgence du lecteur ? Ou bien attendre inespérément d'avoir trouvé le mot exact qu'on ne trouvera jamais ?

le canal Saint-Martin la nuit

Si vous lisez ce texte, c'est que j'ai commencé à accepter mon propre inachèvement...


Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription


Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.

pour m'écrire


Hier Retour à la page d'accueil Demain