Lundi 16 juin 2003

Ma larme sur sa joue
Soudain, une fine goutte d'eau salée vient couler le long de sa joue jusqu'à se fondre dans la commissure de ses lèvres. Il relève la tête et se redresse, écartant son corps du mien pour mieux voir mon visage. La larme n'est pas à lui. Elle coule sur sa joue, mais elle n'est pas à lui. Elle est à moi.

Son visage maintenant me fait face. O. n'est plus lové contre ma poitrine, dans l'enlacement maternel de l'enfant qu'il n'est plus, mais qu'il joue à être lorsqu'il est avec moi. Il lève la tête et me regarde. Il ne comprend pas. Je vois la surprise et la tristesse dans son regard. Pourquoi une larme est-elle venue se perdre sur sa joue ? Il ne comprend pas. Il y a un instant à peine, je souriais, je riais, je plaisantais. Mon rire résonnait dans le grand appartement désert. Mes caresses lui brûlaient la peau. Et l'existence était légère et insouciante entre les draps bleus. Alors, bien sûr, maintenant que la larme a coulé le long de sa joue, il ne comprend pas. Pourquoi cette tristesse en moi qui tout d'un coup vient lui laver les joues ? Son regard m'interroge. Je vois l'inquiétude qui vient troubler ses yeux et la peur qui fait trembler ses lèvres. Pourquoi ? Mon Dieu, pourquoi pleures-tu ?

Vite, il faut lui répondre. Il faut le rassurer. Il faut lui rendre la joie et la frivolité que la minuscule larme lui a déjà dérobé en noyant tout sur son passage. Mais comment lui dire ? Comment traduire - c'est-à-dire trahir - dans des mots la nostalgie et la peur ? Comment lui faire comprendre que tout ce qui finit fait mal, d'une façon ou d'une autre ? Il y a le pourquoi muet mais exigeant de son regard qui m'interroge. Il faut que je lui réponde. Je pleure parce que... parce que tout ça... Je fais un geste de la main, englobant l'immense chambre dans laquelle nous nous situons et, derrière elle, tout l'appartement. Je suis un peu honteuse. Pleurer pour un appartement que l'on quitte, mais à quoi cela ressemble ? Pleurer pour une ville qu'on laisse aujourd'hui derrière soi alors qu'il n'y a pas si longtemps, on ne voulait pas y aller, à quoi cela rime ? Je reconnais que ma soudaine nostalgie a quelque chose d'absurde, alors je dis Ce n'est rien, ça va passer, et je fais un sourire qui fait repartir de plus belle mes larmes. Je ne cherche plus à les cacher maintenant. A quoi bon ? Mon impensable mélancolie est démasquée désormais.

Dans ma larme, et dans toutes celles qui ont coulé ensuite, il y a l'année passée qui brille. Ma larme est une monade qui contient tout ce qui a été mon univers ces derniers mois. Tout s'y reflète : les soirées de filles avec Kolok à parler des garçons, des émissions nulles à la télé et des épilateurs électriques ; les longues matinées d'hiver avec O. dans la douceur des dimanches qui s'étirent dans la sensualité d'un soleil capricieux ; les après-midi studieuses sur le canapé rose du salon à corriger les copies en écoutant les CD des Kolok (au choix Barbra Streisand ou Rickie Martin) ; les bruyantes cavalcades d'Hannah du salon à la salle à manger puis dans l'escalier poussiéreux. Il y a tous ces moments heureux dans ma larme. Tous ces moments heureux et puis tous les autres... Ces autres moments, j'ai pu justement les supporter parce que les premiers étaient là : parce qu'il y avait les conversations anodines de Kolok sur les restes oubliés dans le frigo ou, le lundi soir, les projections photographiques sur l'écran de télé du dernier week-end passé loin d'elle ; parce qu'il y avait les pas d'O. dans la cage d'escalier lorsqu'il arrivait le samedi matin, après mon cours, pour passer deux jours entre mes bras ; parce qu'il y avait les caresses parcimonieuses de mon chat noir qui, malgré tout, me faisait oublier toutes les plus indicibles noirceurs.

Toutes ces images, je veux les garder précieusement en moi. Elles sont cachées dans ma larme. Ma larme qui a coulé sur sa joue. Cette larme qui vient arroser mes souvenirs et les rendre plus vifs encore en les faisant croître. Dans une semaine, je ne serai plus là. Mes meubles, mes livres, mes tableaux seront dans des cartons, et les cartons au milieu de nulle part, en transit, en attente d'un nouveau chez moi qui risque de tarder à arriver. Peut-être que je déposerai ma larme dans un de ces cartons. Pour la retrouver intacte dans un mois, dans un an, dans dix ans. Et pour comprendre tout ce que cette année dans cet appartement m'a apporté.

nos initiales en gâteaux



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