Il y a trois jours, peut-être quatre, je ne sais plus, j'étais dans cette ville des Pyrénées Orientales qui porte le nom du chien aux mille têtes de la mythologie grecque : Cerbère. Quel nom étrange pour un village de pêcheurs coincés entre les montagnes et les stations balnéaires de la côte méditerranéenne... Le nom provoque l'imagination et quand on arrive à l'entrée du village on est presque convaincu que ce n'est pas l'Espagne qui se trouve à quelques kilomètres de là, de l'autre côté du col montagneux, mais bel et bien les Enfers. On se surprend à penser que là bas, de l'autre côté de la frontière, il doit y avoir des flammes rouges et des diables malicieux.
Mais, comme d'habitude, l'imagination se joue des esprits trop débridés : lorsque O. et moi avons passé la frontière, emmitouflés dans nos k-way pour nous protéger d'un vent trop arrogant et le dos fléchi sous de gros sacs de randonnée, le gardien des lieux - un jeune homme de la Guardia Civil, rêvassant devant les automobiles qui défilaient devant le poste frontalier - ne nous a pas menacé en prenant l'apparence d'un monstre chthonien, mais nous a souri. Un sourire, et le chien des Enfers est oublié. Nous sommes déjà de l'autre côté. Nous ne nous sommes pas même rendus comptes que nous avions changé de terre. Déjà, c'est le premier village espagnol, Portbou, qui s'avance vers nous, à nos pieds. Déjà, c'est une langue aux accents chantant différemment qui vient danser à nos oreilles. Mais là bas, après le passage de Cerbère, rien n'a changé. C'est la même Tramontane, froide et violente, qui vient déchirer la montagne. Ce sont les mêmes figuiers de barbarie aux gros fruits rouges et piquants qui viennent égratigner les mollets des randonneurs. Ce sont les mêmes bras vert argentés des oliviers qui viennent frôler la campagne méditerranéenne. On est de l'autre côté et c'est pareil.
Je n'ai jamais véritablement compris ce que signifiait le mot "continuité" : tout ce qui est continu avance par sursauts et par saccades, et inversement tout ce qui est différent finit toujours par revenir au même. L'image de la continuité, c'est un principe platonicien : le même dans l'autre, l'autre dans le même. D'un côté, "on prend les mêmes et on recommence" et de l'autre "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve" : deux phrases devenues proverbiales qui semblent, malgré leurs contradictions, veulent dire la même chose. Ce qui change reste identique à lui-même et ce qui garde son identité, pourtant, finit toujours par différer de ce qu'il était au départ. Suis-je la même ? Suis-je une autre ? Ces deux questions emboîtées semblent ne plus vouloir rien dire dans leur confusion, comme si d'un côté ou de l'autre des frontières il était toujours impossible de fixer une fois pour toute sa véritable essence.
Suis-je même ou autre ? C'est peut-être dans le petit village de Cerbère que, durant cette semaine de vacances venant de s'écouler, je me suis posée cette question avec le plus d'acuité. Décidément, les villes ne cessent de rencontrer mon histoire. Cerbère ne se contente pas de porter un nom mythologique aux accents de damnation éternelle. C'est implacablement une ville de passage. Le village, composé d'à peine plus d'un millier d'habitants, est tout entier avalé par une immense gare ferroviaire qui, dans l'été touristique finissant de septembre, semble être la seule trace de vie de ce lieu. Quel que soit l'endroit où l'on est, à Cerbère, on entend les trains. Dans la rue, sur la plage, il y a les trois notes de musique des messages préenregistrés de la SNCF et les horribles crissements des rails des wagons sur lesquels, à la frontière espagnole, il faut changer les essieux.
Nous faisions étape à Cerbère, ce soir là, lors de notre randonnée catalogne. Après avoir marché toute la journée, j'avais les pieds endoloris, ne supportant plus ces grosses chaussures dans lesquelles ils avaient été enfermés toute la journée durant sur les chemins caillouteux. Mes jambes courbaturées par les efforts, mon dos cassé par le sac, ma peau rougie par le soleil, rendaient mon corps flasque et vacillant. Le soir, O. et moi, nous n'avions même plus la force de nous faire des caresses. La fatigue avait rattrapé notre désir et endormi toute pensée. Pourtant, à Cerbère plus que dans nul autre port dans lequel nous avons fait escale, sur le chemin de notre randonnée, il y a eu en moi ce soupçon d'angoisse qui transperçait au milieu de l'apaisante fatigue du corps. J'avais à Cerbère le sentiment d'être partout et nulle part à la fois : en France et en Espagne, à quai et en voyage, ici et ailleurs déjà. Je suis aujourd'hui dans ma vie comme j'étais ce soir là dans ce village : à la frontière angoissante et attirante à la fois d'une existence qui protège son entrée des intrusions étrangères, dans le passage perpétuel entre le ici et le maintenant. Cerbère est une ville inquiétante parce qu'au milieu des trains qui crient dans toute la vallée il semble que jamais on ne pourra trouver de quoi se fixer pour se mettre à véritablement y habiter. Ma vie aujourd'hui est inquiétante parce que, arrivée à la frontière que je lui ai faite prendre, elle est sortie de ses rails et n'avance plus sur l'itinéraire tout droit et tout tracé qui paraissait autrefois le plus évident. Dans ma vie aussi, j'ai besoin aujourd'hui de changer d'essieux.
Je ne sais pas - je ne sais plus - ce que je suis en train de faire de ma vie. J'ignore si en sortant mon existence de ses rails, je vais la gâcher ou bien au contraire enfin la réaliser. Au fond, la seule certitude que j'ai aujourd'hui, c'est celle que je n'avais pas il y a six mois : l'amour de O. avec qui je crois désormais pouvoir franchir toutes les frontières. Même celles qui devraient mener aux Enfers.