Vendredi 14 novembre 2003

Le journal de Cloé
Récemment, un lecteur a émis quelques doutes quant à mon existence de chair et de sang au-delà de mon existence de papier : et si vous n'étiez qu'une de ces diaristes imaginaires qui s'inventent sous la plume d'un inconnu qui se garde bien de rester dans son secret ? Je pense que cette suspicion à peine esquissée marquait plus l'inquiétude d'un lecteur jadis trompé par de faux diaristes et ne désirant plus s'attacher à des personnalités imaginées pour ne plus être pris dans leur piège, qu'un réel soupçon concernant l'existence de ce journal. Néanmoins, la remarque m'a étonnée : quelqu'un pourrait-il croire que pendant plus de quatre ans d'écriture je l'ai trompé ? Comment donc aurais-je pu m'imaginer une vie pendant aussi longtemps ? Et surtout, pour quoi faire ? Mais en même temps, la remarque m'a flattée : ma vie écrite semble donc finalement si cohérente qu'on puisse croire que cette unité et cette cohésion sont feintes ? Ma vie ressemble donc à un roman ? Dire que la réalité ressemble à de la fiction est pour moi un des plus grands compliments qu'on puisse faire à quelqu'un : soudain, les chaos du hasard et les imprévus d'une existence désordonnée prennent sens et, plus encore, se mettent à signifier les uns par rapport aux autres. Si ma vie semble fictive, c'est donc qu'elle s'inscrit dans une logique narrative, une progression textuelle qui lui donne sa raison d'être. C'est magique, c'est magnifique. Une vie qui ressemble à de la fiction n'est rien à côté d'une fiction qui ressemble à de la vie : la seconde est le summun de l'art, certes, mais la première est le summun de l'existence d'un être.

A qui en douterait, je le dis bien haut et bien fort : tout ce que je raconte ici est vrai. Enfin, que l'on s'entende bien sur le mot de vérité : il s'agit, inévitablement, de vérité travestie, remplie de mensonges par omission et de silences évocateurs. Je ne dis pas tout et je n'ai jamais prétendu faire de l'exhaustivité une de mes vertus. Je dis ce que je veux bien dire et je cache le plus important, ou bien, plus malicieusement, je ne révèle l'essentiel que par accident, au détour d'une parole anodine, pour mieux tromper celui qui ne sait pas lire entre les lignes. Mais enfin, mes mensonges ne sont que de pures innocences : je mens car les mots veulent dire toujours autre chose que ce qu'ils disent et parce que, même dans mes plus intimes confidences, je me laisse porter par eux. Les mots, dans le déroulement des textes qui s'écrivent, s'amusent à magnifier mon existence, mais la matière dont ils sont extraits est toujours exactement semblable à ce que je suis. Pour le dire plus simplement : je ne me crée pas une vie, mais c'est bien ma vie - dans toutes ses imperfections et ses ratés - que je raconte malgré tout.

Pourtant, un jour de grand ennui, j'ai voulu me lancer dans le mensonge organisé et j'ai eu le projet d'ouvrir un faux journal, comme ça, pour m'amuser. C'était à une époque où le nombre de mes lecteurs était pour moi l'objet d'une certaine obsession : je voyais qu'en écrivant mes petites histoires - véridiques, mais ennuyeuses forcément - dans mon coin j'attirais à peine une poignée de lecteurs, alors que d'autres diaristes, à qui il semblait arriver des tas d'aventures toutes plus excitantes les unes que les autres, récoltaient des flots de visiteurs sur leur site. C'est pas beau, je sais, mais en vérité j'étais jalouse : je voulais moi aussi pleins de lecteurs ! je voulais être la diariste la plus populaire du net ! J'ai vite compris qu'on ne pouvait écrire sincèrement et authentiquement tout en attirant le plus grand nombre - comme si intimité et audimat étaient contradictoires, quoi que puissent prétendre les Loft Stories et autres télé-réalités. Pas besoin d'avoir fait des études de communication pour savoir ce qui plaît aux gens : les rebondissements multiples, si possible à base sexuelle et spectaculaire, les péripéties incroyables qui tiennent en haleine. A cette époque là, je me disais tous les jours que ma vie n'était pas intéressante et je m'ennuyais profondément devant mon écran. Alors je m'étais dit que pour trouver plus de lecteurs, il fallait me faire une vie plus intéressante - en un mot, plus romancée.

Je me suis donc inventée un personnage : Cloé, 25 ans, brune, un peu rondouillarde, très exubérante et capable d'agir uniquement sur des coups de tête. Le principe était de faire de mon personnage exactement le contraire de ce que moi j'étais. J'ai dessiné autour de Cloé un environnement, des amis, un passé, et j'ai commencé à écrire. En une après-midi, j'ai noirci quelques entrées de ce qui serait son journal et j'avais dans l'idée de les mettre en ligne jour par jour. Mais quelques heures à peine après avoir commencé, je me suis lassée. A quoi bon inventer un personnage ? Qu'est-ce que cela pouvait m'apporter ? Si le but était simplement littéraire et créatif, tout de suite j'ai vu les limites d'une publication en ligne au jour le jour : une écriture au fil de la plume, sans plan de narration fixé d'avance, sans avancée construite, ce qui est tout le contraire d'un projet de roman fondé. L'intérêt du journal intime est sa sincérité et son authenticité. Si on lui enlève celles-ci pour garder uniquement son défaut - l'absence de structure pensée et construite logiquement - il ne peut y avoir d'oeuvre littéraire digne de ce nom. En d'autres termes, si je voulais écrire un roman, autant le faire réellement, sans s'entourer des contraintes propres au journal intime qui ne pouvaient qu'amoindrir la forme de la narration. D'autre part, si mon but était de "faire de l'audimat", était-ce forcément au prix du mensonge ? J'ai le défaut de ne pas savoir tromper les autres et je me suis vite rendu compte que je ne saurais jouer ce jeu double avec mes futurs lecteurs et leur mentir en toute impunité. Brouiller les pistes du pacte auteur-lecteur, c'est ne pas respecter les lecteurs et vouloir les séduire sur de mauvaises bases - celles de la tromperie à partir d'une authenticité feinte. Je me disais que tenir un journal intime fictif, c'était en un sens trop facile : j'attirais les lecteurs en leur faisant croire que la vraie vie se déroulaient sur leurs écrans et, sur la base de ce masque, j'aurais joué avec leurs émotions et leurs sentiments. Ce n'était pas juste. Pas honnête.

Je n'ai donc jamais mis en ligne ces quelques pages que j'avais écrites et mon projet de journal fictif n'a duré qu'une après-midi d'hiver. J'ai tout de même gardé ces pages dans un coin de mon ordinateur. Comme ça, juste parce que je n'arrive pas à jeter ce que j'écris. Pourquoi ne pas les mettre en ligne aujourd'hui ? Cela vaut ce que ça vaut - c'est-à-dire pas grand chose. Le principal défaut de cette entreprise, c'est que malgré les différences avouées, Cloé ressemble trop à Eva, à commencer par sa façon d'écrire. S'il est difficile d'être soi-même lorsque l'on vit, il est peut-être encore plus ardu de parvenir à ne plus l'être lorsqu'on écrit.

Le journal de Cloé, c'est ici.

Hannah prend toute la place



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