Mardi 30 novembre 2004

Sous les pixels, l'oubli ?

J'ai fait un truc que je n'aurais peut-être pas dû faire ce matin : ressortir les quatre ou cinq CD de photos numériques et en visionner une bonne partie. Depuis deux ans que j'ai mon appareil photo numérique, j'ai pris des centaines de méga-octets de photographies. C'est fou : il y a là une partie de ma vie - de ma vie avec O., l'achat de l'appareil photo correspondant à peu près à ma rencontre avec lui - bien classée dans des dossiers et sous-dossiers. Il y a de tout dans ces photos - tout ce qu'on n'aurait pas même l'idée d'immortaliser avec un appareil argentique : non seulement de beaux paysages de vacances et des photos de famille "officielles", mais aussi tout un tas de photos trahissant d'infimes détails du quotidien. Une assiette de coquilles saint-jacques lors d'un dîner en amoureux. Un chat qui s'amuse à boire l'eau du robinet. Un voyage en train. Une vue depuis une fenêtre dans un appartement, puis dans un autre. Une main dans la mienne. De la neige sur les toits de la ville. Un évier rempli de vaisselle pas faite... Les photos défilent sous la souris. A chaque fois, je me dis : "ah oui, je me souviens...", alors que la seconde d'avant cette scène furtive était enfouie dans ma mémoire. Ma vie en photos. Comme ici, ma vie en mots, peut-être...

Je regarde toutes ces photos et je me dis que finalement, tout ça, c'est des moments heureux. Même la neige ou la vaisselle sale. C'est bête, mais le temps qui passe a cette manie de falsifier les souvenirs - gommant le douloureux, le triste et le gris, pour n'en retenir que l'heureux, le gai et le coloré. Les photos défilent sous mes doigts et voilà, ça commence. Une petite boule au fond de ma poitrine. Comme un truc qui ressemble à de la nostalgie. Ici, c'est O. à Hyères sur un VTT - comme on avait peiné ce jour-là, à essayer de pédaler dans les dénivelés, mais comme c'était beau, aussi, cette mer bleue à l'infini ! Là, c'est moi avec ma grosse doudoune verte, dans une petite ville bourguignonne, tenant dans les bras un petit chat noir ressemblant comme deux gouttes d'eau à Hannah - comme il faisait froid, ce jour-là ! Là, c'est un week-end à bicyclette, dans la campagne près de Veuxpasyalléville, à la mi-saison entre l'hiver et le printemps - comme c'était agréable de n'avoir mon amoureux rien qu'à moi et de rouler sur les routes de campagne ! Là encore, c'est Kolok de retour de chez le coiffeur, les cheveux tout courts. Dans un autre dossier, c'est un pigeon entré dans ma chambre, posé, l'oeil hagard, sur mon lit défait. Dans un autre encore, un plateau de fruits de mer énorme mangé à Cherbourg, un jour de printemps. L'été, l'automne, l'hiver, le printemps... tout se succède. On me voit en maillot de bain, puis, sur la photo d'après, avec un gros pull à col roulé. Le temps paraît soudain contracté, comme juxtaposé sur l'espace minuscule d'un disque. Comme si le temps n'existait plus que dans deux dimensions - celles étalées dans les 17 pouces de mon écran plat.

Si je continue à ce rythme-là, combien aurai-je de photos dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans ? Soudain, j'ai comme le vertige : est-ce que cela pourra encore nous intéresser ces photos du quotidien, lorsque nos vies auront radicalement changé ? Quelqu'un les regardera-t-il encore ? Est-ce que ce sera une boîte à souvenirs ou un témoignage douloureux du passage inexorable du temps ?

L'autre dimanche, ma mère a retrouvé de vieilles photographies du début du XXe siècle, accumulées dans un album de famille : des photos grises, un peu ternies, développées sur du papier cartonné. Sur toutes les photos, des gens inconnus. Un soldat de la première guerre mondiale, posant fièrement dans un costume que l'on devine "bleu horizon" derrière le noir et blanc du cliché. Une famille entière assise dans une voiture incroyable, sans toit et avec de grosses roues. Un gamin déguisé dans des habits du dimanche tout en dentelles. Ma mère regardait chaque photographie avec nous : "ici, c'était mon grand-père... là, on voit ma mère avant son mariage..." Mais, parfois, son commentaire se heurtait au silence de l'oubli : "Sur cette photo, je ne reconnais personne. Aucune idée de qui sont tous ces gens !" Des hommes et des femmes d'un autre temps immortalisés sur la photographie cartonnée, mais oubliés dans les mémoires. Un jour, quand ma mère ne sera plus là pour commenter ces vieilles photos, ce sont tous ces gens qui mourront une deuxième fois, plus personne n'étant capable de donner leur nom et de les revoir vivre dans leurs souvenirs.

Parfois, je me dis que ce sera comme cela avec les photos que je prends par centaines. Un jour, nous-mêmes, nous ne nous souviendrons plus des personnages secondaires immortalisés par hasard sur certaines photos - l'ami d'un ami rencontré à une soirée, la vague copine pas revue depuis des dizaines d'années... Mais peut-être que ce sera pire encore : peut-être ne pourrons-nous pas voir les photos enregistrées sur les CD-Rom, le format informatique n'existant plus alors et étant remplacé par un autre, dix fois plus performant.

Le temps qui passe... Toutes ces photos que mon oeil a figé peuvent-elles dire autre chose ? Mince, décidément, je n'aurais pas dû regarder ces photos...

Que reste-t-il de l'oeil du photographe ?




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