Mardi 4 juillet 2006

"Et l'aube chassant la nuit..."
Retour de week-end, un dimanche soir, après le dîner, comme des dizaines d'autres dimanches soirs printaniers ou estivaux. La nuit est encore loin. Le jour n'a pas encore commencé son déclin, au loin, à l'horizon. Mais déjà il fait moins chaud. L'air est moins pesant, le soleil moins meurtrier. 20h50 : c'est trop tard pour écouter Le Masque et la Plume sur France Inter. Tant pis. Plutôt que de mettre la radio sur de la mauvaise musique, je me tourne vers O., assis à côté de moi :
- Tu veux que je te lise une histoire ?
Il fait oui, d'un signe de tête. Il a les yeux concentrés sur la route, regarde droit devant lui, sans rien trahir de lui-même. Je sors un petit bouquin blanc de mon sac à mains. Ce sont des "contes à l'envers", parus à L'Ecole des loisirs (Boris Moissard et Philippe Dumas) : des contes de Perrault revisités à la sauce parodique, avec beaucoup d'humour et de dérision. Dimanche dernier, sur la route du retour, j'ai lu à O. l'histoire du petit chaperon bleu qui voulait devenir aussi célèbre que son aïeule, le petit chaperon rouge. Pour ce soir, j'ai gardé l'histoire de Blanche-Neige dont la Présidente d'une république matriarcale est violemment jalouse.

Je ferme la fenêtre, pour masquer le bruit du vent dans la fenêtre. Je pose ma voix, la laissant libre d'épouser le texte et d'en embrasser les inflexions de la narration. J'aime lire des histoires à O. O. est mon public à moi toute seule. J'aime imiter la grosse voix du loup ou de l'ogre puis, aussitôt, le regarder, pour voir sa réaction. O. entre dans le jeu. Il prend l'air effrayé, veut connaître la suite. Comme un enfant. Je ne sais pas s'il habite vraiment l'histoire que ma voix a fait vivre ou s'il fait juste semblant, pour me voir continuer de lire et de le séduire dans l'emprunt des mots d'autrui. Pourquoi ne devrait-on lire des histoires qu'aux enfants ? Il y a dans la lecture à haute voix un jeu d'amour capable d'instaurer (ou de restaurer) des liens puissants. Je ne suis conteuse que pour lui. Il n'est auditeur que pour moi. Cela vient des mots des autres. Mais cela ne se passe qu'entre lui et moi.

Il n'y a dans nos histoires de lecture ni habitudes ni modèles. Souvent, c'est le soir que j'ouvre mon livre de contes. O. est contre moi. Il m'écoute, les yeux fermés. Nous avons lu beaucoup de contes orientaux. Mes préférés. Des contes du Liban, consignés sur papier grâce à l'heureux travail de transcription d'une spécialiste des contes (Praline Gay-Para). Ces contes sont souvent cruels, sanglants. Les femmes y sont (en apparence) soumises et les hommes imprévisibles. Le sabre tranchant n'est jamais loin. Nous avons également commencé les Contes des mille et une nuits, voyageant ainsi au fin fond de l'Orient. Les héros portent des noms souvent imprononçables que je fais semblant d'arriver à prononcer, en mangeant subrepticement une ou deux syllabes. Je suis Shéhérazade, il est le sultan. L'histoire l'emporte loin de moi - et en même temps il reste si proche. "Et l'aube chassant la nuit...", comme Shéhérazade, je m'arrête de lire au moment le plus fatidique. Mon roi soupire, grogne qu'il veut connaître la suite. Mais je ne cède pas. Je connais mon pouvoir. Les histoires ont toujours le dernier mot. C'est elles qui nous sauvent la vie.

Mais bien souvent, les mots se font voler la si belle place. Une émission de télévision qui termine tard, une soirée qui s'est éternisée... La nuit est déjà là et nous sommes trop fatigués. Le sommeil nous appelle. Il n'y aura pas d'histoire ce soir. L'aube chassera la nuit sans nous. Souvent, pendant plusieurs semaines, les nuits ne défilent plus au fil des contes. Nous nous sommes arrêtés en plein milieu d'un conte et lorsque nous le retrouvons, deux semaines plus tard, nous avons oublié qui en étaient les héros. Alors je laisse mon gros exemplaire des Contes des mille et une nuits attraper la poussière sur le coin de ma table de nuit. Je prends un autre livre d'histoires. Pour enfants, pour adultes - qu'importe. Ne pas perdre le lien, continuer le fil. Et surtout voir ses yeux qui m'écoutent. Dans le lit, dans la voiture, dans le bain. Une histoire, et encore une autre. Charles Perrault, Roald Dahl, Pierre Gripari. Une histoire, pour lui, pour moi. L'Orient, l'Afrique du Nord, le Japon. Un voyage, rien qu'entre lui, moi et les mots. Il était une fois, dans un temps immémorial, ou bien hier, là, tout près. Toujours, c'est ici que cela se passe. Tout près de moi, tout près de lui.

Faire le tour du monde



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