Je me souviens très bien de tout, comme si c'était hier. Justement, c'était hier. Hier matin. Le samedi matin d'un week-end qui devait être mon week-end. Pas comme le samedi matin de la semaine dernière où, à peine levés, nous avons dû éponger le énième dégât des eaux du salon (merci, cher Voisin...). Pas comme les autres samedis de ces dernières semaines où nous n'avons pas arrêtés de courir ici et là. Non, ce samedi-là, ce devait être le premier matin de mon week-end - un week-end de paresse, de repos et de tendresse. D'ailleurs, cela a à peu près commencé ainsi. Réveillée un peu tôt (trop habituée aux horaires de la semaine), je suis allée lire dans le salon. Quelques minutes, j'ai entendu le parquet craquer. C'était Hannah qui me suivait. Dans ce vieil appartement, on entend les chats marcher, même s'ils ont des pattes de velours. Quand O. s'est levé à son tour, je suis retournée dans le lit. Nous avons pris le petit déjeuner tous les deux. Puis tous les trois, Hannah étant venue nous rejoindre. Allongée au bout du lit, contre mes pieds, elle sommeillait. Elle m'a semblé un peu silencieuse, un peu fatiguée. Je l'ai regardée avachie sur la couette et je me suis moquée d'elle : "et oh, le chat ! t'es qu'une machine à dormir !". O. et moi, nous rigolions. Hannah était allongée sur le flanc, l'oeil paresseux, la patte tendue, montrant son ventre - exactement comme à son habitude. Moi, j'ai pris la même position qu'elle, simplement l'oeil un peu plus langoureux qu'elle, dévoilant un bout de mon ventre son mon pyjama et j'ai demandé à O. : "laquelle des deux tu choisis ? Hannah ou moi ?" O. a fait semblant d'hésiter. Il est venu caressé les longs et doux poils noirs d'Hannah, comme pour me rendre jalouse, puis est venu me rejoindre. Il n'avait pas fait de choix entre ses deux femelles. Ou plutôt il nous avait choisies toutes les deux.
Puis, vers midi, nous avons quitté l'appartement. J'ai fait le check-up habituel : les croquettes dans la gamelle, la litière nettoyée, la porte du séjour fermée (pour éviter les grattages félins intempestifs). Je ne sais plus où était Hannah lorsque nous avons refermé la porte. Certainement encore allongée sur le lit. Je ne me suis pas posé de questions. C'est à peine si ce matin-là je me suis dit qu'Hannah paraissait plus fatiguée qu'à l'accoutumée. Nous avons tourné la clé dans la serrure et nous sommes partis.
La journée a passé vite. Comme un samedi. Nous sommes allés chez les parents d'O., puis chez mes parents. Nous avons beaucoup discuté. De nos vies, de notre quotidien. A un moment donné, je me suis plainte qu'Hannah continuait à nous réveiller le matin en faisant du bruit pour réclamer des croquettes. Ma mère a dû secouer la tête en souriant à demi : "Ah, ce chat ne vous laisse jamais tranquille !" J'ai ajouté qu'il ne fallait pas oublier cette semaine d'acheter des croquettes, car il n'y en avait plus. Puis, un peu plus tard, au moment de dire au-revoir à mes parents, je me souviens que nous avons regardé le papier peint tout râpé dans le couloir. Mon père a dit qu'il voulait changer le papier sur les murs car Hannah, en pension lors des vacances, avait tout abîmé. Intérieurement, je me suis dit que mon chat, décidément, exagérait de prendre ainsi le mur de l'appartement de mes parents comme un grattoir de luxe.
Lorsque nous avons tourné la clé dans la serrure de notre appartement, je me suis étonnée de ne pas voir Hannah à la porte. Nous avions été absents presque toute la journée, et d'habitude dès qu'elle entendait nos pas dans l'escalier, elle venait nous accueillir. Je suis allée dans la chambre. Elle était allongée sur le lit, au même endroit où nous l'avions laissée. J'ai embrassé son ventre et je suis allée dans la salle de bain. Je n'avais rien remarqué alors. Tout d'un coup, j'ai entendu Hannah vomir. Je me suis dit : "encore !" Les chats qui ont le poil long sont habitués à rendre ainsi leurs boules de poils avalés lors de leur toilette. Je ne me suis pas inquiétée outre mesure. Sauf que lorsque je suis allée nettoyer le vomi, j'ai vu qu'il n'y avait ni boule de poils, ni rendu de nourriture. Hannah essayait de vomir, mais n'avait rien à vomir. Elle n'avait pas mangé de la journée. Je suis allée près d'elle, je l'ai caressée. C'est là que je me suis enfin aperçue que tout cela n'était pas normal. Hannah était toute faible. Elle s'est traînée jusqu'à la salle de bain. Puis elle a lâché un lourd miaulement et a de nouveau essayé de vomir. J'ai appelé O. : "viens voir, vite ! Hannah ne va pas bien !" Hannah ne respirait plus normalement, comme si elle s'étouffait. O. et moi l'avons entourée. Elle était si fragile soudain. Elle n'avait plus de souffle.
Après, tout est allé très vite. Si vite. Trop vite. L'appel des urgences vétérinaires. L'arrivée d'une jeune vétérinaire quelques dizaines de minutes plus tard. La table du salon transformée en table d'examen. Hannah tour à tour prostrée et hurlant sous les palpations de la vétérinaire. Le diagnostic inquiet du médecin : "Je ne sais pas ce qu'elle a, mais elle a très mal. Il faudrait l'hospitaliser d'urgence pour lui faire une radio."
Je peux retracer chaque minute du film d'hier soir. Pour moi, c'était un film. Un film d'horreur. J'avais l'impression d'être en plein cauchemar. Je n'avais pas d'émotion. Comme si je vivais à côté de mon existence. Comme si j'avais quitté mon corps pour regarder évoluer celui d'une jeune femme étrangère accompagnant son chat dans la mort.
La route jusqu'à la clinique vétérinaire dans la nuit. La dispute dans la voiture car on n'arrivait pas à trouver notre chemin dans cette banlieue inconnue. La clinique froide et déserte. Les longues minutes à l'accueil avant qu'un type un peu endormi ne vienne nous ouvrir. La longue attente dans cette immense pièce outrageusement éclairée. C'était un film. Rien qu'un film. Je ne voulais pas croire que j'étais en train de vivre tout cela...
Puis un vétérinaire nous a reçu. Il nous a expliqué qu'il avait examiné Hannah, mais qu'il ne pouvait pas nous dire pour le moment ce qu'elle avait. Il nous a dit que notre chatte était en état de choc. Il a parlé d'un problème aux reins, ou bien d'un virus, ou bien d'une intoxication. Il a dit qu'il fallait faire une radiographie, une écographie, et peut-être une ponction. C'était un jeune vétérinaire, tout droit sorti de l'école, sans doute. Mais il avait l'air de connaître son boulot. Il a marqué des tas de choses sur une feuille de papier, puis il nous a dit qu'il nous téléphonerait dimanche matin, pour nous dire comment Hannah avait passé la nuit et quel était le résultat des examens.
Nous sommes revenus à la maison avec le panier à chat vide. J'ai pris un cachet avant d'aller me coucher. Je savais que sinon je ne dormirais pas. Toute la nuit, dans un demi sommeil, l'obsession du coup de fil matinal promis par le vétérinaire m'a poursuivie. Je me suis réveillée la bouche pâteuse, le mal au ventre. A 9h30, le téléphone a sonné. Le jeune vétérinaire a parlé doucement. Il a dit Je suis désolé. Il a dit On n'a rien pu faire. Il a dit Elle vient d'avoir un arrêt cardiaque. Il a répété Je suis désolé de vous dire les choses comme ça. Il a dit Je ne peux pas vous dire ce qui lui est arrivé. Il a demandé Que voulez-vous faire du corps.
Au téléphone, j'ai essayé de rester digne. Mais je n'ai pu retenir un sanglot. Lorsque j'ai raccroché, je suis tombée dans les bras d'O. J'ai pleuré. Je me suis répétée C'est con de pleurer comme ça pour un chat, Ce n'est qu'un animal. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer.
Je ne veux pas raconter le reste. Le retour à la clinique. Le corps raide et froid du chat qui avait été Hannah. Puis la maison vide. Avec pourtant les dernières traces d'Hannah partout. J'avais les yeux rouges lorsque j'ai dû, pour la dernière fois, jeter sa litière et vider son assiette non terminée.
Ce n'était qu'un chat. C'était même parfois une vraie teigne. Mais c'était mon chat. Et je l'aimais.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans (je parlais d'Hannah pour la 1re fois). |