- Krifff Kriffff... (bruit sourd de griffures derrière la porte du salon)
EVA : - Hannah ? C'est toi ? (Eva tourne la tête vers la porte. Elle ne voit rien.)
- Krifff Kriffff... Miaou !
EVA (incrédule) : Hannah ! Ça ne peut pas être toi ! Tu es morte ! Tu es morte, tu entends ? Voilà cinq jours que tu m'as lâchement abandonnée et que je suis là, comme une pauvre imbécile, à compter les poils qui restent de toi sur le tapis et à me demander d'ici combien de jours il ne subsistera plus aucune trace de toi dans cette maison.
- Kriffff kriffff...
Le bruit recommence. Soudain, Eva aperçoit un chat noir derrière la porte vitrée du salon. A peine Eva a-t-elle eu le temps de se rendre compte de ce qui arrive que le chat traverse la vitre, comme s'il n'y avait aucun obstacle, et se dirige vers la jeune femme. Eva, tremblante, se frotte les yeux...EVA - Mais d'où viens-tu, toi ? Qui es-tu ? Hannah ?
LE CHAT (l'air un peu espiègle) - En termes scientifiques, non, on ne peut pas dire que je suis Hannah ! Je suis... hum, disons, son Fantôme ! Tiens, tu peux m'appeler Fantomannah. Dans le Ciel, c'est comme ça qu'ils m'appellent tous...
EVA (encore apeurée, elle n'ose pas approcher ses mains du fantôme félin) - Fantomannah ? C'est donc toi que je vois partout dans la maison depuis cinq jours ? C'est toi que j'attends, chaque soir, à la porte de l'appartement quand je rentre du boulot ? C'est toi dont j'entends les pas craquer sur le parquet de bois ? C'est toi dont mes pieds cherchent la présence la nuit, au bout du lit ? C'est toi que je m'attends à trouver sur le grand canapé du salon sur lequel je n'ose plus m'asseoir ? C'est toi à qui je pense chaque matin lorsque je sors de la douche et que je m'étonne de ne pas trouver sur le tapis de la salle de bain ? C'est toi qui...
FANTOMANNAH (soudain grave et sérieuse) - Oui, c'est moi ! (L'oeil un peu coquin) Tu croyais t'être débarrassée si facilement de moi ? Tu pensais que je pourrais disparaître de ta vie en moins de quelques heures ?
EVA (furieuse) - Mais c'est ce que t'as fait : t'as disparu ! Tu m'as abandonnée ! La veille, tu jouais dans la maison, pétant la forme, courant après des souris imaginaires et, à table, manoeuvrant pour dérober discrètement mon plat de poisson d'un coup de patte... et voilà, à peine 24 heures plus tard, je te retrouve agonisante. Tu étais en pleine santé et quelques heures plus tard te voilà en train de crever sur le tapis de la salle de bain. Tu n'avais pas le droit ! Pas le droit de partir comme ça ! Si vite ! Je ne pourrai jamais te pardonner ce que tu m'as fait en mourrant !
FANTOMANNAH - Que croyais-tu ? Que j'étais éternelle ? Grandis un peu, Eva... l'éternité, ça n'existe même pas dans les contes de fée ! Pourquoi les chats pourraient-ils être éternels ?
EVA - Non, arrête de me prendre pour une gamine. Je savais que t'allais mourir un jour. Mais pas maintenant. Pas comme ça. Ton heure n'était pas venue.
FANTOMANNAH - Qui es-tu pour prétendre connaître les horaires du Destin ? Crois-tu que les gens meurent quand toi tu le choisis ? S'il en était ainsi, la planète serait surpeuplée, car personne n'accepterait de faire mourir ses parents ou ses enfants.
EVA (lançant une chaussette sur le chat-fantôme qui essaie de se frotter à ses jambes) - JE TE HAIS ! Tu entends, je te hais !
FANTOMANNAH (s'esquivant gracieusement, pour réapparaître quelques mètres plus loin, dressée sur le buffet, près du vieux poste de radio, à la place où Hannah aimait jouer les vigiles) - Miaou ! Vas-y, Eva, hais-moi si tu veux. La haine, ça te changera des larmes...
Eva se dirige vers le buffet, tend la main pour caresser le chat qui se trouve juste à la hauteur de ses yeux. Mais rien... impossible de seulement toucher le chat. Hannah est belle et bien devenue fantôme. Elle est là - mais sans être là. Eva la voit, mais ne peut pas la toucher.
FANTOMANNAH (riant aux éclats) - Ah ! ah ! ah ! Tu te souviens du Chat de Chester dans Alice aux pays des merveilles ? C'est moi !
Eva s'assoit par terre, entre le buffet et la fenêtre. Elle ne rit pas, elle. Au contraire, elle pleure, la tête enfouie dans ses mains. Fantomannah se rapproche de la jeune femme et joue les midinettes, réclamant des caresses en se frottant contre le dos d'Eva.
FANTOMANNAH - Regarde, Eva, je suis un rêve pour toi : je suis un chat domestique qui ne griffe pas, qui ne vomit pas, qui ne miaule pas, qui ne met pas de litière partout et qui ne fait pas de grosses crottes empestant toute la maison ! Rappelle toi de tous mes défauts quand j'étais vivante ! Maintenant que je suis morte, tu peux vivre avec moi sans en subir aucun désagrément ! C'est pas le pied, ça ? Tu ne te disputeras plus jamais avec O. à cause de ma litière mal nettoyée ou de mes réveils nocturnes !
EVA - Mais à quoi ça sert d'avoir un fantôme pour chat ? Je ne peux plus caresser ton petit ventre et y enfouir mon visage. Je n'ai plus personne pour surveiller mes doigts courir sur le clavier lorsque j'écris. Je n'ai plus d'amie qui me fait la fête lorsque j'arrive tard le soir à la maison.
FANTOMANNAH - Ah mais Eva, ne recommence pas à jouer les capricieuses : tu sais bien qu'on ne peut pas tout avoir dans la vie !
Eva lève la tête, se mouche violemment et sèche ses yeux. Elle regarde son fantôme de chat qui s'amuse à se rouler sur le tapis rouge en étirant ses pattes au-dessus de sa tête.
EVA - Tu vois, Hannah... pardon, Fantomannah, si je t'en veux autant aujourd'hui, ce n'est pas simplement parce que t'es partie - et parce que t'es partie comme une voleuse. C'est parce qu'en partant, tu m'as montrée de la façon la plus magistrale possible ce qu'il en est de la vie : tu m'as fait la démonstration que la vie c'est la mort.
FANTOMANNAH (tournant ses oreilles vers Eva) - Moui ? La vie, c'est la mort ? Mais encore ? Ça a pas l'air de tourner très rond dans ta petite tête depuis que je suis partie !
EVA - Mais non, je raconte pas n'importe quoi. Regarde, tu étais là, normale, comme d'habitude, et voilà, 24 heures plus tard, tu n'étais plus qu'un corps raide et sans vie sur la table de consultation sordide d'une clinique de banlieue. En me faisant ça, en mourrant ainsi, tu m'as rappelé que tout le monde pouvait finir comme toi. Enfin, quand je dis tout le monde, je veux dire les gens que j'aime... mes parents, mon frère, mon O., sa famille... tous ces gens que j'aime et sans qui je ne pourrais pas vivre... tous, ils peuvent partir comme toi tu es partie. En 24 heures, à peine. Sans me laisser le temps de m'y préparer. Sans me laisser l'occasion de leur dire au-revoir... C'est ça que tu m'a appris ! (Eva est soudain en colère.) Merci pour la leçon, Hannah, mais je m'en serais bien passée !
FANTOMANNAH (se redressant, pour prendre une tenue un peu plus digne que l'instant d'avant où elle montrait son ventre à tout va) - Tu aurais préféré que j'aie une longue et douloureuse maladie ? Tu aurais voulu me tenir la patte dans ta sordide clinique vétérinaire de banlieue ? Tu aurais voulu des semaines et des semaines d'analyses sanguines, de scanners, de piqûres ? Tu aurais voulu me voir partir petit à petit, me transformer jour après jour en cadavre ?
EVA (Elle hurle.) - NON ! (Elle sanglote.) Non... Non... Non... Pas la maladie, pas la souffrance...
Eva, de nouveau, rentre la tête dans ses bras. Elle essaie de cacher ses larmes, mais ne le peut pas. Le fantôme vient tout près d'elle, faisant mine de lécher les gouttes d'eau salée qui coule le long de ses joues.
EVA (entre deux sanglots, entre deux hoquets) - Sais-tu qu'il ne se passe un jour sans que j'appréhende ce qui arrivera un jour pourtant ? Je sais qu'un jour, je recevrai un coup de fil et une voix, au bout du fil, me dira, la voix un peu cassée : "il est arrivé quelque chose à votre père... à votre mère... à votre mari..." J'ai peur de ça, tu comprends ? J'ai peur de la mort - de leur mort à eux que j'aime par dessus tout ! J'ai peur... si peur...
Fantomannah s'est assise sur les genoux d'Eva. Eva lui gratouille le menton. Comme si c'était possible... Comme si le fantôme et l'humain pouvaient encore avoir un contact entre eux...
EVA - J'ai eu si mal quand tu es morte. J'ai si mal encore aujourd'hui... Comment ferai-je lorsque ce seront eux qui partiront ? Eux que j'aime, eux dont j'ai besoin ? Comment pourrai-je vivre sans eux ? Car, ils vont mourir, eux aussi, n'est-ce pas ?
FANTOMANNAH (très grave) - Je crains que oui. Statistiquement, tu as toutes les chances de mourir après tes parents, ou que tes parents meurent avant toi, comme tu voudras. Quant à ton mari, bah, c'est bien connu, les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Ça aussi, c'est de la statistique...
EVA (effondrée) - Je ferai comment quand ça arrivera ? Comment ???? Dis-moi ! J'y arriverai pas !
FANTOMANNAH - Tu feras, comme tout le monde... Tu seras grande, tu seras forte... ou tu feras semblant de l'être, même si tu ne l'es pas. Au bout d'un moment, tu finiras toi-même par croire qu'effectivement tu est devenue grande et forte et tu arriveras à vivre sans eux. Tu arriveras de nouveau à sourire et à avoir un avenir. Mais...
EVA (énervée) - Mais quoi ?
FANTOMANNAH - Mais ça ne sert à rien d'avoir peur à l'avance. Si tu avais pensé à ma mort dès le jour où tu m'as adoptée, il y a sept ans, crois-tu vraiment que cela aurait été moins dur aujourd'hui de me voir mourir ? Appréhender le douloureux avenir, c'est souffrir deux fois au lieu d'une. Rien de plus.
EVA (songeuse) - Oui, tu as raison, peut-être... Sûrement...
Eva s'est reprise. Ses yeux sont secs maintenant. Elle a juste le blanc des yeux encore un peu rouge. A part cela, rien n'indique plus que quelques instants plus tôt elle était au bord du désespoir.
EVA (souriant) - En fait, t'es pas si stupide, comme fantôme ! Je dirais même, Hannah, que t'es plus intelligente morte que vivante ! Si c'est pas un comble, ça ! Qui aurait cru que la mort t'aurait rendue sage et humble ? Ah ! Ah ! Et t'en connais d'autres, comme ça, des vérités philosophiques ? Raconte-moi !
FANTOMANNAH - Ah, si tu savais combien de choses je vois, de Là-Haut !
EVA - Ah oui ? Tu vas me raconter tout ça ! Attends, je reviens !
Eva se lève. Elle va à la cuisine jeter la pile de mouchoirs en papier humides, vestige de sa crise de larmes. Quelques secondes plus tard, Eva, toute gaie, revient au salon. Elle a un grand pot de Nutella dans les mains.
Mais Fantomannah a disparu.EVA - Hannah ? T'es où ? Fantomannah ? Où tu te caches ?
Personne ne répond. Aucun miaou. Aucun krifff kriffff derrière la porte vitrée. Un poil noir vole au-dessus du buffet et tombe délicatement sur le sol, après avoir tournoyé dans les airs.
Eva a compris. Elle ouvre le pot de Nutella et y plonge son index pour le fourrer ensuite dans sa bouche.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |