Lundi 4 décembre 2006

 

Et si ?

Parfois, la mère d'O. se tourne vers son passé et, les yeux pleins de nostalgie, s'exclame en soupirant : "Et si... ?" Et si, quelques années après avoir quitté le Liban, elle était revenue y vivre avec son mari et ses enfants ? Et si l'épisode français n'avait été dans sa vie qu'une parenthèse et non pas un dépaysement quasi définitif ? Et si elle n'avait passé que quelques années en France au lieu d'y avoir vécu plus de 35 ans, c'est-à-dire bien plus que la moitié d'une vie et presque la totalité de sa vie d'adulte ? Parfois, mêlant des mots libanais à la langue française, elle raconte la nostalgie de sa terre natale : "Si je n'avais pas quitté le Liban, nous explique-t-elle, je n'aurais pas été contrainte d'abandonner mon métier et je pourrais toujours plaider au barreau de Beyrouth. Si je n'étais pas restée en France et étais revenue au Liban, je vivrais aujourd'hui dans une grande villa avec vue sur la mer et aux sols entièrement recouverts de marbre, au lieu de tourner en rond dans ce minuscule appartement parisien. Si mes enfants n'étaient pas aujourd'hui complètement Français, ils auraient pu devenir des personnes importantes, bénéficiant des relations familiales, dans ce pays où tout se joue en fonction de la grosseur de son carnet d'adresses. Si je vivais encore là-bas, il ferait tous les jours soleil et je n'aurais pas à mettre dans mon sac à mains mon éternel parapluie..." On a beau lui rétorquer que si elle vivait au Liban elle tremblerait régulièrement pour l'avenir, surveillant le ciel de peur qu'il n'y pleuve des bombes venues d'Israël ou d'ailleurs, rien n'y fait. Elle porte avec elle son rêve libanais. Celui-ci, très certainement, se confond avec sa nostalgie de l'enfance. Car le Liban dans lequel elle souhaite vivre a-t-il jamais existé ?

Dans la famille, l'histoire du retour manqué au Liban est bien connu des belles-filles et autres pièces "rapportées", car maintes fois raconté. C'était au début des années 1980 - en 1982 peut-être bien. Les parents d'O. étaient venus au Liban avec leurs trois enfants, encore très jeunes. La situation s'était apaisée dans le pays. C'était toujours la guerre. Mais depuis quelques semaines on respirait mieux. A tel point qu'ils pensaient que la trève qui durait depuis un petit moment déjà serait irrévocable. Ils s'étaient imaginés transformer leurs vacances estivales sur les côtes libanaises en installation définitive. Les enfants avaient été inscrits à l'école et, quelques jours avant la rentrée scolaire, il ne restait plus que quelques formalités à boucler avant de rendre définitive la migration depuis la France jusqu'au Liban. Et puis soudain. Soudain, une bombe. Une bombe est tombée sur l'aéroport, coupant complètement le pays de l'extérieur. Les parents d'O. ont compris que la paix n'était pas encore d'actualité au Liban et qu'ils ne pourraient jamais y vivre en sécurité avec leurs enfants. Alors ils ont pris leurs trois gosses sous le bras, les ont poussés dans l'unique bateau en partance pour Chypre (l'aéroport coupé, aucun moyen de quitter le pays autrement que par la mer), et ont mis définitivement fin à leurs rêves de retour au pays. Cette année-là, en septembre, les trois enfants ont fait leur rentrée dans la petite école primaire parisienne dans laquelle ils avaient commencé leur scolarité. Exactement comme les autres années.

Souvent, j'ai imaginé cette scène, redonnant vie à cette histoire de famille. Le destin d'O. s'est tenu à une bombe. Une bombe ! Souvent, j'ai imaginé ce qu'aurait été la vie d'O. si cette bombe n'était pas tombée sur l'aéroport et si ses parents n'avaient pas décidé d'un retour en catastrophe à Paris. O., né en France, aurait été nécessairement très attaché à la France. Mais, venu vivre au Liban, dans le pays de ses parents, à l'âge de 7 ou 8 ans, ne serait-il pas devenu un homme bien différent de ce qu'il est aujourd'hui ? Les premiers mois à Beyrouth, l'enfant aurait été un peu perdu : obligé d'apprendre une langue qu'il ne savait pas parler et un alphabet qu'il ignorait, il se serait sûrement senti déraciné. Mais on dit toujours que les facilités d'adaptation des enfants sont impressionnantes : au bout de quelques mois, on n'aurait certainement pas pu distinguer le petit Français de ses camarades libanais, d'autant plus qu'il aurait certainement reçu un enseignement en français (c'était courant au Liban, surtout à l'époque). Après son baccalauréat, il serait venu faire des études en France. Je pense qu'il serait devenu ingénieur, comme aujourd'hui, le goût pour les transformations ingénieuses étant trop marquées en lui pour qu'il puisse avoir envie de faire autre chose. Une fois diplômé, il serait revenu au Liban. Mais certainement n'y serait-il pas resté pour y vivre sa vie d'adulte. Le Liban est un pays dans lequel on rêve de revenir lorsqu'on est âgé avec autant de force qu'on souhaite en partir lorsqu'on est jeune. Dès qu'un Libanais a reçu une instruction poussée, il rêve d'émigrer et de tenter l'aventure ailleurs, dans un de ces pays d'Occident où les sirènes semblent chanter plus fort. O. ne serait donc revenu au Liban que le temps de trouver une épouse. Cela aurait été une jeune femme très brune, certainement très belle aussi. Cette jeune femme lui aurait été présentée par sa mère, à l'une de ces réunions convenues où les mères de filles en âge de se marier viennent montrer leur progéniture à des mères de fils de bonne famille. La jeune fille aurait eu des parents riches et aurait fait de bonnes études (ou du moins, c'est ainsi qu'on le lui aurait présentée). La noce aurait été conclue très rapidement, entre deux "baklawa". O. aurait dit oui à ce mariage, désireux de ne pas rompre avec ses racines libanaises. La jeune fille aurait dit oui, elle aussi, croyant pouvoir rendre réel ce rêve d'un Paris mythique où toutes les rues ressembleraient à l'avenue des Champs-Elysées et où toutes les femmes ne porteraient que du Christian Dior et du Chanel.

Ce qui est certain, c'est que si cette bombe n'avait pas empêché 0. de continuer son enfance au Liban, à cette époque-là, il ne m'aurait pas rencontrée. Certes, nous aurions été étudiants en même temps, dans la même ville. Mais aurait-il eu l'idée de partir dans un camp de randonnée de montagne lui qui venait d'un pays montagneux où seuls quelques fous ont l'idée de ne pas prendre la voiture pour se déplacer de quelques mètres ? Aurait-il passé ses vacances dans les Pyrénées et rencontré notre amie H., au lieu de revenir pour l'été dans le village de sa mère ? Et puis, quand bien même nos routes se seraient croisées, m'aurait-il seulement regardé moi qui, contrairement aux belles Libanaises, me fichent un peu trop de mon apparence physique et des convenances culturelles ? Je ne pense pas...

Et si... et si notre rencontre n'avait tenu qu'à une bombe ?

 

 
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