C'est un dimanche après-midi de novembre. Dans un mois, tout juste, ce sera Noël. Déjà, dans les rues, les réverbères se sont vus concurrencer par les mêmes guirlandes lumineuses qui ressortent tous les ans à la même époque. C'est bientôt le mois de décembre et pourtant il fait si doux depuis tant de semaines qu'on se croirait seulement au début de l'automne. On s'est donné rendez-vous à 14h30 devant le Paradis du fruit. Mais impossible de rentrer dans le café : il fait trop beau. Alors on reste en terrasse. On commande quatre grands cocktails de jus de fruits vitaminés et on en oublie d'avoir froid.
Ils me lisent. Je les lis. Et soudain, voilà qu'ils sont en face de moi. Les mots ne se déroulent plus de la même façon lorsqu'ils s'animent dans la conversation. Il y a moins - pas le temps de trop réfléchir et de chercher le mot absolument juste qui convient. Mais il y a aussi tellement plus - des regards, des intonations, des sourires, des rires, des complicités. Bien entendu, mes lecteurs-blogueurs ne sont pas du tout comme je les imaginais physiquement. Pourtant, il me faut à peine quelques minutes pour juxtaposer l'image qui s'était imprimée en mon esprit en les lisant, à leur identité réelle. C'est qu'ils ont beau être des inconnus pour moi, j'en connais des choses sur eux ! Et inversement, je suis toute troublée lorsqu'ils me parlent de mon passé et se rappellent de mes confidences... alors même que je les rencontre pour la première fois (ou presque). La conversation court autour de l'écriture, des blogs, de l'histoire de ce qu'on appelait à nos débuts sur le net le "diarisme en ligne". Je me rends compte soudain que cela fait du bien de parler de tout cela avec des personnes qui sont là, devant moi, et non pas derrière un écran froid et anonyme. Car au fond, dans la vie de tous les jours, jamais je ne peux parler de mon écriture telle que je la vis ici, sur mon journal en ligne. Personne ne connaît mes Regards solitaires autour de moi. Mes Regards sont comme un secret que je cache à tous... même si je le partage avec des dizaines de lecteurs inconnus. Tout à coup, autour de cette table, avec ces "blogueurs" amis, la pratique solitaire de l'écriture est devenue partage. Nos écritures nous ont fait nous rencontrer, nous qui sommes pourtant si différents, nous qui, sans l'Internet, ne nous serions jamais fréquentés. Les mots mènent à tout. Même à la parole.
Pourtant, des quatre personnes réunies sur cette terrasse de café, je suis celle qui parle le moins. Pas par désintérêt. Pas par ennui. Juste parce que je ne suis pas très douée pour parler. Je préfère écouter...
Mais le temps passe trop vite. C'est déjà l'heure de se quitter. Nous nous disons au-revoir et nous nous séparons. Nous repartons chacun dans nos existences d'écriture. Nous redevenons chacun l'un pour l'autre des inconnus-connus séparés par l'écran d'un ordinateur. Mais je repars légère. Heureuse de cet après-midi qui m'a permise, pour une fois, de mettre des visages sur les mots.
Le soir, de retour à la maison, l'envie me prend soudain de ressortir le grand dossier vert. Voilà des mois que je ne l'avais ouvert. La grande pochette cartonnée déborde de tous côtés de papiers. Au début, j'y glissais les quelques rares articles qui parlaient des journaux intimes sur Internet. Aujourd'hui, le phénomène des blogs a pris une telle ampleur que je ne prends plus le temps de faire des coupures de journaux sur le sujet. Mais, dans cette pochette verte, il y a aussi une version papier de tous les mails que j'ai reçus de mes lecteurs depuis les débuts de mon journal sur Internet, il y a plus de sept ans. Oh, bien sûr, je n'imprime pas tous les messages que je reçois. Mais, toujours, j'imprime le premier message que m'envoie un lecteur. Parfois, même, quelques lecteurs m'envoient de si jolis mails que j'imprime aussi les suivants. Le numérique est un système de stockage bien fragile. Heureusement que j'ai un jour eu l'idée d'imprimer les messages de mes lecteurs. Car sinon il ne resterait plus rien d'eux et ils auraient été éternellement détruits au gré des plantages d'ordinateur et autres transferts de données. Comme cela aurait été dommage !
Je relis un peu au hasard tous ces messages reçus en sept ans d'écriture. Soudain, le temps revient en arrière. Je revois avec émotion le premier mail reçu, un certain printemps 1999. Et puis je retrouve ces lecteurs qui, hier et peut-être encore aujourd'hui, m'ont accompagné pendant un petit bout de ma vie. Il y a dans tous ces messages tant de mots gentils, tant d'encouragements, tant de remerciements aussi. N'est-ce pas troublant ? J'écris ma vie à longueur de pages et ne parle que de moi... et on me dit merci ! Au moment où j'écris, je ne pense pas à mes lecteurs. "Mes lecteurs" ne sont qu'une vague présence abstraite, sans réalité propre, qui existe à peine à l'horizon de mes mots. Mais à travers tous ces mails ils ont soudain une identité... et je trouve cela magique ! Impossible de dresser le portrait-robot de mon lecteur type. Leur variété me donne le tournis : une mère de famille, une jeune enseignante, un homme à la retraite, beaucoup de Français, mais aussi des Québécois, des Belges, des Suisses, et même des Libanais et des lecteurs qui m'écrivent depuis l'Angleterre ou le Japon. On me lit à tout âge ! On me lit de plusieurs coins de la planète ! Je relis tous ces mails et j'en éprouve soudain une étonnante fierté. La prochaine fois que je verrai un écrivain parler à la télé de ses lecteurs, j'aurai envie de pouvoir crier : "moi aussi, je connais cette relation si particulière avec les gens qui vous lisent ! moi aussi j'ai des lecteurs !"
Doucement, je referme la grande pochette verte. Cette pochette, c'est un peu un trésor. Je ne l'ouvre pas souvent - et tant mieux, car pour un peu elle pourrait me faire prendre la grosse tête. Mais lorsque je la retrouve et relis à nouveau tous ces mails, je me rends compte soudain qu'écrire n'est peut-être pas un geste aussi égoïste qu'il n'y paraît. Et si, au bout de l'écriture, il y avait véritablement le partage ?
Merci. Merci pour tous vos mails. Merci infiniment.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |