Le temps est gris. Le ciel est si bas qu’on dirait qu’il va tomber sur les voitures du parking qui dorment devant ma fenêtre. Pour la première fois depuis des semaines, j’ai dû allumer la lampe de mon bureau et remonter jusqu’en haut les stores de la grande fenêtre. Il n’y a plus de saisons, ma chère. Peut-être. A moins que ce soit le monde qui tourne à l’envers.
Pas envie de parler de tout cela. Les 53,06 %, le Fouquet’s et le yacht maltais. Le sourire vainqueur de la perdante et les râles hargneux des Dinosaures roses. J’ai trop écouté la radio et revu les mêmes images sur les écrans de télé. J’ai trop lu de blogs et écouté trop d’opinions passionnées ou désabusées. Que dire qui n’a pas déjà été dit au milieu de ce brouhaha de voix discordantes ? Tout le monde a un avis et s’insurge pour parler plus fort que l’autre. Je n’ai pas le courage ici de faire entendre ma voix. Pas le désir non plus de répéter ce que d’autres ont dit en bien meilleurs termes que moi. L’autre jour au restaurant, un de mes auteurs a expliqué pourquoi il avait peur du candidat élu, pourquoi il lui semblait dangereux. Au fur et à mesure qu’il parlait, sa voix s’échauffait, prenait la force d’un discours militant, à tel point que le silence s’est fait autour de nous et que, sans doute, des voisins de tables se sont mis à écouter ce convive qui avait la parole si affirmée. J’aurais voulu dire à mon auteur : Oui, tu as trouvé les mots exacts, je pense exactement comme toi. Sauf que moi je ne sais pas le dire aussi bien, je ne sais pas trouver les mots aussi justes. Alors, je préfère me taire et écouter. Peut-être est-ce là mon pire défaut – ou ma meilleure qualité : quand je n’arrive pas à exprimer mes pensées avec l’exacte précision qui me semble nécessaire, je préfère me taire et laisser les autres parler. Lâcheté ou lucidité ? Je n’ai jamais su être donneuse d’opinions. Par définition, une opinion est fragile et flotte au gré du vent, fluctuante et passagère. J’ai mes opinions, bien sûr. Mais tant qu’elles ne sont encore qu’un coup d’émotion arraché à l’air du temps, je préfère les garder pour moi et attendre qu’elles se soient remplacées en pensée réfléchie. C’est seulement alors, peut-être, qu’elles mériteront d’être dites. En attendant, je préfère écouter – de loin ou de près, c’est selon – ceux qui disent savoir, ceux qui savent réagir à chaud, ceux qui parviennent à se forger des opinions assurées dans l’immédiateté de l’actualité. Je n’aurais jamais pu faire ni de politique, ni de journalisme. Mon esprit doute, hésite, réfléchit, et a besoin d’avoir tourné les questions dans tous les sens avant d’espérer pouvoir se trouver en terme ferme. Je laisse les autres parler et donner leur avis. En attendant, j’essaie de ne pas avoir peur inutilement et inconsidérablement et j’attends que l’histoire s’écrive.
Pas le courage de parler du reste. De tout ce qui se vit autour de moi. De ces souffrances dont je suis spectatrice plus ou moins proche. J’aimerais que la vie soit légère, douce et vaporeuse. Pas envie de faire face à ces douleurs qui la nourrissent. Pas la force de me poser les questions qui font mal. Autour de moi, des couples aimés se séparent et écrasent d’un talon vengeur des années de complicité. Ma copine d’enfance, celle avec qui j’ai appris à sortir de l’adolescence, se met à me parler d’avocat, de garde partagée, de conciliatrice conjugale et prononce le terrible mot de divorce, alors que j’ai encore dans la tête l’image de la mariée rayonnante qu’elle était il y a à peine deux ans, et celle de son petit garçon qui cet hiver faisait ses premiers pas entre nos jambes. Je trouve que divorcer à 31 ans, c’est un peu jeune. Mais je regarde mon amie se battre avec la vie pour tenter de lui redonner sens et je l’écoute réinterpréter son amour perdu qui, soudain, est devenu mensonge et haine. Encore une fois, je ne comprends pas, mais je ne juge pas. Pourquoi aimer est-il si difficile chez les autres ? Et chez moi, est-ce si évident ? Faut-il se poser des questions qui font peur ou se féliciter d’être passé jusque là entre les mailles de l’incommunicabilité et de la mésentente ?
Pas la force d’écrire. Pourtant, les histoires s’entassent dans ma tête. Elles s’accumulent, les unes sur les autres, attendant impatiemment d’être mises en mots et posées sur papier. J’ai ce désir très fort d’écriture – je veux dire d’écriture de fiction. Certains personnages, qui n’existent pourtant qu’à l’état de concept, m’accompagnent depuis des années. J’ébauche quelques plans. Je tourne et retourne des débuts de conte ou de nouvelle. Mais je n’arrive pas à continuer. Je ne parviens pas à aller jusqu’au bout de ces histoires, à leur donner vie pour des lecteurs – pour des gens à l’extérieur de moi. J’ai si peur de ne pas réussir à construire un récit solide et intéressant, conforme à ce qui s’est élaboré dans mon imagination, que je suis comme paralysée. Emprisonnée par mon silence. Comme si j’avais peur de ne pas être à la hauteur. A la hauteur de quoi ? Je ne sais pas, mais je sais que je hais cette immobilité qui m’empêche d’aller jusqu’au bout de moi-même. La vérité, c’est que je mériterais des coups de pied au derrière.
Cesser d’écouter les galimatias d’opinions jaillissant de la rumeur du monde. Mettre en parenthèse les histoires tourmentées des amis. Tirer à vue sur ce manque de confiance en moi qui paralyse mon écriture. Et prendre des vacances.
Nous n’avons rien préparé, rien programmé. Mais hier soir, dans la voiture, nous avons décidé. Dans deux jours, nous embarquons les vélos chargés de notre bonne vieille tente et d’une provision de soupes hyophilisées, et partons droit vers le sud. Nous remonterons la Garonne, peut-être jusqu’à l’Océan si nos mollets ne nous trahissent pas. Pour enfin mettre notre esprit et notre corps en vacance.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. |