Février 2008


pour m'écrire

Mercredi 6 février 2008
Mes machins

Beaucoup de boulot en ce moment. Comme chaque année à cette période. J'ai honte d'avoir pris et annoncé cette résolution idiote. Car depuis je n'ai pas écrit une seule ligne. Juste griffonné hier quelques mots dans mon cahier de notes et relu des pages que j'avais écrites il y a un moment déjà et que je croyais bonnes à jeter à la poubelle. Ce n'est pas la bonne saison. Le soir, lorsque j'arrive à la maison, je suis crevée. Pas moyen de me concentrer sur quoi que ce soit. Et dans la journée, il est bien difficile de grappiller quelques minutes pour soi. Les épreuves à relire s'entassent sur mon bureau. C'est à peine s'il reste de la place pour y déposer la tasse de mon café de l'après déjeuner. Je relis les autres. Pas le temps de laisser venir les mots en moi. Pas le temps d'écrire.

Pourtant, malgré ces journées bien chargées, je trouve quand même le moyen de penser à moi. Je pense à moi, mais pas de la bonne façon pas de la façon qui me ferait du bien. Je relis un texte, le stylo rouge à la main. Et voilà que mon esprit se perd. Il tournoie sur lui-même et me prend au piège. Encore une fois, les mêmes obsessions reviennent. Impossible de les faire taire. Mais impossible non plus d'y faire face. Je devrais être à ce que je suis en train de faire. Mais rien n'y fait. Ça revient du plus profond de moi. Ça n'a pas de nom, ni de visage, ni même de genre ou de nombre. Ce sont des trucs, des machins. Des petits bidules oh, presque rien ! qui tournent en rond dans ma tête et qui, trop souvent en ce moment, viennent s'étaler à leur aise jusque dans mon corps. Mes machins, ce sont des sommes de peurs, d'angoisses et d'incertitudes. Pas grand chose, mais ça revient toujours. Ça ne veut pas me laisser. Ou alors, c'est moi qui ne peux pas m'en passer. Comme si vivre tout simplement, c'était justement trop facile. Comme si vivre sans craindre le pire et appréhender ce qui n'est pas ou ce qui est trop, ce n'était pas possible. Mes machins, je les déteste. Ils sont toujours là, ils reviennent toujours. Pire, ils ne s'en vont jamais vraiment. Une heure durant, je crois les avoir fait partir. Pris dans un bonheur, je les ai oubliés. Mais voilà, ils reviennent, chaque fois plus obsédants. Ils ne me laissent pas en paix.

Parfois, le soir, je suis triste. J'ai envie de pleurer. A table, il me voit ainsi, les larmes au bord des yeux. Il me dit qu'il faut que je fasse quelque chose, que j'arrête de jouer avec l'ombre de moi-même. Il m'en veut, même. Il dit qu'"avant", je n'étais pas comme ça. Avant quoi ? Comment étais-je donc "avant" ?

Ça a toujours été là, ça, cette douleur d'exister. Je ne me souviens plus très bien comment c'était quand j'étais jeune. Mais c'était là, déjà. Sinon, je n'aurais jamais pris cette voie-là cette voie des livres et de la philosophie. C'est sûr. Mais quand il parle d'avant, je pense qu'il se souvient des premiers mois avec moi, lorsqu'on en était au tout début de l'amour. Il pense que je n'étais pas alors obsédée par ces machins. Mais c'est faux. C'était là déjà. En moi, il y avait déjà les peurs et les angoisses. Peut-être, seulement, je savais mieux les cacher. Je ne voulais pas lui montrer que moi, j'étais cette somme de monstrueuses angoisses. Je ne laissais pas échapper des failles de moi. Par pudeur peut-être, mais surtout par désir de me faire aimer et de ne pas le faire fuir.

La vie pourrait être simple. Tout ces trucs pourraient avoir un nom et alors je pourrais les attraper et leur tordre le cou. Et enfin, je pourrais passer à autre chose avancer. Mais ce n'est pas comme ça. En tout cas, moi, je n'y arrive pas. La vérité, c'est que je ne trouve pas de mots à mettre sur tous ces trucs et ces machins. Je parle d'obsessions, de peurs ou d'angoisses. Mais ces mots sont bien trop imprécis pour désigner vraiment ce qui se terre au fond de moi. Car ça a plusieurs visages, plusieurs apparences, et même plusieurs vies. Parfois, c'est tout doux, presque invisible. Et d'autres fois, c'est comme une force implacable qui vous étouffe en vous tenant à la gorge. La plupart du temps, ça fait mal. Mais parfois, comme un miracle, ça se transforme en mots et ça donne la force de créer ce qu'on croyait impossible. Monstre multicéphale, ça a mille regards douloureux qui vous observent sans faillir. Quand on a étranglé une tête, une autre apparaît. Impossible d'être totalement en paix. C'est toujours là. Même quand ça se tait. Ça revient.

Plus je vieillis, plus je me dis que jamais je n'arriverai à extirper de moi tous ces machins.

Lundi 11 février 2008
Le tour du monde à Paris

Il fait beau. C'est le printemps en février. Le camélia rose sur le balcon est déjà en train de fleurir et dans le ciel, aucun nuage, même très clair, ne prend le goût de se perdre. Paris est sous le soleil et ses rues nous sourient, comme pour nous dire "Oublie".

Nous marchons dans ces quartiers étranges et étrangers que, pourtant, nous connaissons si bien. Il y a plus de dix ans, je découvrais Belleville avec les personnages de Pennac. Je n'avais jamais dépassé le nord de la Seine et je lisais les histoires de Malaussène comme si elles se passaient à l'autre bout du monde. Aujourd'hui, je marche dans ce quartier avec O. et je m'étonne de connaître presque bien cet endroit qui cependant n'en finit pas de se montrer insolite. Cela ne ressemble déjà plus à la première fois où il m'a emmenée là-bas. Je ne suis plus tout à fait étonnée devant les grands supermarchés chinois. Je ne me laisse plus envahir avec la même incrédulité par les bruits et les odeurs exotiques du quartier. Pourtant, à nouveau, me voilà projetée au coeur de Paris et en même temps aux frontières du monde. J'ouvre grands les yeux et je me rappelle que le monde ne s'arrête pas à la porte de chez moi.

Là, de la musique orientale s'échappe d'un petit café miteux, rempli d'hommes. Ici, une épicerie fait l'étalage de légumes aux formes inédites. Il n'y a pas de nom au-dessus des caisses en carton et je reste dans mon ignorance. Nous entrons chez un marchand de graines. Dans la petite boutique il y a d'énormes sacs de toiles remplis d'haricots, de pois, de blé ou de riz. Une petite fille aux cheveux tressés y plonge ses mains et ses bras dans un plaisir incongru, n'écoutant pas sa grande soeur qui la rappelle à l'ordre. Nous nous enfonçons dans le magasin : une fillette plus petite, traînée par sa mère trop occupée à discuter avec le vendeur, trouve la même délectation à laisser courir sous ses doigts les petites graines des grands sacs. Nous ressortons sans rien acheter. Presque à regret. Le sourire aux lèvres, j'imagine les dizaines d'enfants qui sont venus rouler leurs rêves au bout de leurs doigts en plongeant leurs petits bras dans ces grains de blé ou ces pois chiches. Ici, c'est Paris. Ici, c'est le Moyen-Orient.

Un peu plus loin, dans la rue qui monte vers les hauteurs de Belleville, un attroupement s'est créé autour d'un vieux Chinois. Nous nous penchons. Entre tous ces gens, nous apercevons dans des sacs en plastique des canards immobilisés dans leur mort. Le bec tendu vers le ciel, les pattes pétrifiées, les canards laqués se laissent admirer par les hypothétiques clients qui, en connaisseurs, négocient les prix. Ici, c'est Paris. Ici, c'est la Chine.

Plus loin encore, nous avons quitté Belleville. Nous franchissons les grilles des Buttes-Chaumont. Les pelouses sont couvertes de gens assis en tailleur, buvant le soleil à grandes gorgées. C'est quasiment l'été pour les Parisiens. Sur un banc, une collection de chiens assis sur les genoux de personnes âgées attendent paisiblement la fin d'après-midi qui, tout doucement, tombe sur le parc. A quelques mètres de là, de longues silhouettes noires discutent entre elles. Les hommes portent de grands chapeaux noirs sur le haut de leur tête, entourés par de petites nattes torsadées. Ici, c'est Paris. Ici, c'est Israël.

Nous rentrons à la maison régénérés. En une après-midi, nous avons presque fait le tour de la terre en ne marchant pourtant que quelques kilomètres. Nous avons voyagé et nous avons presque oublié. Oublié le temps qui passe, les parents qui vieillissent, les maladies et l'angoisse qui usent et creusent les abymes.

 Regards extérieurs, c'est ici !

 
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